La Jordanie, souvent considérée comme un havre de stabilité dans une région tourmentée, est confrontée à un bouleversement politique majeur. Le Front d’Action Islamique (FAI), branche politique des Frères musulmans jordaniens, est devenu le premier parti du pays en remportant 31 des 138 sièges du Parlement. Ce tournant politique pourrait avoir des répercussions significatives sur l’avenir du royaume et sur l’équilibre du Proche-Orient.
Une montée en puissance inattendue
Depuis son retour sur la scène politique en 1989, le Parlement jordanien était perçu comme une institution largement influencée par les décisions royales et les intérêts tribaux, suscitant peu d’engouement populaire. Cependant, la progression spectaculaire du FAI, malgré une répression continue de la part des autorités, a ravivé l’intérêt politique dans le pays.
La réussite du FAI s’explique en grande partie par sa capacité à toucher une corde sensible : le soutien au peuple palestinien. Dans un pays où 70 % de la population est d’origine palestinienne, le parti a centré sa campagne sur la situation à Gaza et le « martyre » des Palestiniens. L’incident du 8 septembre, où Maher El Jazi, un camionneur jordanien, a tué trois soldats israéliens au pont Allenby, a renforcé ce sentiment. Bien que cet acte ait été officiellement condamné, il a été secrètement applaudi par une grande partie de la population. Le FAI a ouvertement exprimé sa fierté, qualifiant l’attentat d' »héroïque », et a soutenu la famille d’El Jazi, consolidant ainsi son influence électorale.
Au-delà de la question palestinienne, le succès du FAI reflète un désir profond de réformes politiques, sociales et économiques. Suite aux printemps arabes, la jeunesse jordanienne a exprimé sa frustration face au chômage élevé et à une élite perçue comme corrompue et déconnectée des réalités quotidiennes. Le FAI a su capitaliser sur ce mécontentement en proposant un programme axé sur l’identité islamique et en s’opposant à l’occidentalisation des élites.
Reconnaissant l’importance croissante des femmes dans la société jordanienne, le FAI a également mis l’accent sur leur participation politique. Encouragée par le roi Abdallah II, cette inclusion a permis au parti de présenter des candidates voilées, dont certaines étaient représentées en niqab sur les affiches électorales. Cette stratégie a porté ses fruits, avec six femmes du FAI élues au Parlement, surpassant les autres partis en termes de représentation féminine.
Défis pour la monarchie et implications régionales
La victoire du FAI pose un défi complexe pour le roi Abdallah II. Bien que le monarque ait promu une ouverture politique pour apaiser les tensions internes, l’ascension d’un parti islamiste pourrait compliquer la position déjà délicate de la Jordanie sur la scène internationale. Le royaume, deuxième pays arabe après l’Égypte à avoir signé un traité de paix avec Israël en 1994, doit jongler entre ses alliances stratégiques, notamment avec les États-Unis, et une opinion publique largement opposée à ces relations.
Camille Abescat, chercheuse post-doctorante à l’Université Sant’Anna de Pise, souligne : « Nous pouvions nous attendre à une percée du Front d’Action Islamique, mais pas d’une telle ampleur. La modification de la loi électorale, réservant 41 sièges aux partis politiques, a indéniablement favorisé le FAI. De plus, le contexte régional, avec la situation à Gaza, a fortement influencé les électeurs. »
Elle ajoute que l’impact du FAI pourrait se faire sentir davantage sur les questions législatives internes, notamment celles liées aux droits des femmes, à la famille et à l’éducation. « Avec un plus grand nombre de députés, le FAI pourra peser sur les lois qu’il considère contraires aux traditions et à la religion du pays », précise-t-elle.
Un taux de participation faible révélateur
Malgré la victoire du FAI, les élections ont été marquées par un taux de participation faible, seulement 32 %. Ce chiffre reflète une désillusion généralisée envers le processus politique, beaucoup de Jordaniens estimant que le Parlement a peu d’influence réelle et que les élus sont souvent déconnectés des préoccupations quotidiennes.
La Jordanie entre dans une phase politique incertaine, avec le FAI occupant une position influente au sein du Parlement. Les prochains mois seront déterminants pour observer comment ce changement affectera les dynamiques internes du pays et ses relations avec les voisins régionaux. Dans un contexte déjà tendu, le roi Abdallah II continue de prôner la modération, espérant maintenir la stabilité du royaume et la pérennité de son règne.