URBEX : l’art de trouver la beauté dans les ruines
Trouver la beauté dans les ruines, donner à voir les traces de vie, imaginer, scénariser, ou créer même depuis la destruction. C’est ce que font les « urbexeurs », traduisez « les explorateurs urbains ». Le phénomène a explosé avec l’arrivée des réseaux sociaux et fait sensation auprès des ados à l’affût de territoires interdits … Pour Entrevue, Elise Hannart a choisi de vous présenter deux photographes : Francis Mesnet et Estelle Decléeenne.
Elise Hannart : Que recherchez-vous dans les lieux déserts que vous photographiez ?
Francis Meslet : C’est d’abord le patrimoine qui m’attire : châteaux, églises, friches industrielles. Ce que je vois en premier, c’est l’architecture, la façon dont la lumière circule. J’ai aussi toujours aimé le silence, et ces endroits sont aussi l’occasion de faire une certaine introspection.
Estelle Decléenne: Après un grave accident de voiture où j’ai failli perdre mes jambes, je suis partie dans le Connemara. La vision de ports abandonnés, pleins de rouille, a fait écho à ce que j’avais ressenti dans mon corps. Alors j’ai continué à photographier des lieux d’aliénation : asiles psychiatriques, sanatorium, orphelinat, prisons… J’ai photographié par exemple des endroits où les courriers des personnes internées n’étaient pas envoyés, ce sont comme des cris étouffés. Pour moi, c’est cathartique !
Sentez-vous des présences, et croyez-vous aux fantômes ?
F.M: On ressent la présence de ceux qui sont passés dans ces lieux, à travers leur absence ! Elle se lit sur les marches d’un escalier patinées, les coussins d’un canapé défoncé …
E.D: J’ai eu un choc une fois sur la petite île de Poveglia proche de Venise. Au 18e siècle, on y mettait les marins pestiférés, puis ça s’est transformé en asile pour enfants (étaient-ils vraiment fous ou simplement non désirés … ?) avant d’être interdite. On dit que 50% de la terre là-bas est composée des cendres des morts de la peste. Personne ne voulait s’y rendre. J’ai trouvé dans un bar un vieil homme qui a accepté de m’accompagner. Après deux heures de barque de nuit en ramant, il m’a lâchée sur l’île. J’ai déchiré un billet de 100€ et lui ai donné une moitié, lui disant qu’il aurait l’autre à mon retour. Une fois sur place, j’ai entendu la cloche sonner, des bruits de serrure. Mes batteries se déchargeaient à toute vitesse … J’ai eu très peur et suis vite repartie. Par la suite, j’ai appris à me protéger, mais bien sûr que je crois aux fantômes ! Il y a des énergies résiduelles dans ces lieux-là, des énergies pas du tout « normées ». Alors je préviens quand j’arrive : « Bonjour, je m’appelle Estelle, ne vous inquiétez pas, je viens juste faire des photos, merci de me laisser faire mon travail et je partirai avec respect ! »
Estelle, vous avez passé cinq ans à sillonner l’Italie et vous dites avoir vraiment constaté un changement dans le regard des migrants ?
E.D : Oui, j’étais partie pour l’Italie pensant m’embarquer dans la douceur de la Dolce Vita après un séjour difficile en Estonie. Et en fait, ce n’est pas du tout ça que j’ai croisé là-bas. Dans le sud en Calabre ou dans les Pouilles, j’étais spectatrice de flux migratoires. Au début, avant l’arrivée du Covid, il y avait le gang des Maliens, des Sénégalais, des Roumains. J’apportais la bouteille de whysky pour demander la protection du patron et tout se passait bien. Ces migrants-là avaient conquis leur liberté. Mais par la suite, les regards ont changé et je me suis rendu compte que la Mafia avait pris le dessus, c’était en 2018/2019. Certains m’ont confié que les Italiens récupèrent les migrants en mer sous couvert d’associations caritatives, leur garantissant une protection. Ces hommes majoritairement subsahariens, qui déjà avaient tout quitté pour survivre, se détournent de leur chemin et se retrouvent ensuite coincés par la Mafia qui en réalité « achète » ses migrants par le biais des aides étatiques et européennes. Les sauveurs deviennent les geôliers. J’ai vu la haine, l’incompréhension, la colère et la violence dans les yeux des nouveaux migrants contre le monde européen occidental que l’on représente. Je pense qu’ils sont maintenant des bombes à retardement, mais mes photos ne traitent pas de ces sujets. Là pour mettre de l’huile sur le feu mon discours photographique n’est jamais politique en fait. Ce que j’ai pu apprendre de l’urbex à travers différents pays d’Europe, c’est qu’il n’y a pas UNE histoire, il y a DES histoires. Il n’y a pas de frontières, tout se mélange et on ne parle que de l’humain en fait. Partout. Il faudrait être Prix Nobel de la Paix pour dénoncer ce qui se passe …
Vous dites qu’il y a des « règles » dans l’urbex ?
E.D : Oui tout à fait, à commencer par la sécurité. Il m’est arrivé de tomber d’un étage en posant le pied au mauvais endroit !
F.M: L’urbex est une activité illégale, mais « tolérée ». Ne pas laisser d’empreinte, ne pas voler, ne rien toucher, ne pas dégrader. C’est une question de respect. J’ai bien sar souvent constaté des vols (par des antiquaires, des trafiquants) ou des dégradations … Enfin, sur les 800 lieux que j’ai visités, je peux vous dire que j’ai rarement vu de beaux graffitis, car les vrais gratteurs ne sont pas des vandales !
Comment choisissez-vous vos lieux ?
F.M: Je regarde les coupures de journaux. Quand il y a eu un incendie, un tremblement de terre, une inondation, une usine qui a fermé. Certains se partagent les adresses via les réseaux sociaux, certaines sont très courues, elles tournent comme des cartes Panini pour des ados en mal de transgression du dimanche après-midi ! Je n’ai aucune envie de faire la queue dans un château à 6h00 du matin devant 20 personnes pour prendre la photo de la chambre que tout le monde a !
E.D: J’arrive avec une adresse et une vague idée de ce qu’a été le lieu. En urbex, on donne des noms aux lieux, souvent de serial killers, de hauts crimes, mais c’est juste pour foutre la trouille ! Alors parfois je tombe sur des scènes macabres, des rituels sataniques, des animaux liquidés sur place … Une fois en Belgique, je suis entrée dans un ancien cabinet médical. Il y avait un énorme nounours de 1,30m qui avait été pendu au plafond, éventré. On voyait qu’il y avait eu une cérémonie tout autour. J’ai compris ensuite que le médecin s’était pendu. Il y a des rituels comme ça, et je pense que les gens aiment bien se faire peur, moi ce n’est pas mon histoire Je me considère comme « travailleuse de lumière ». Alors je me dis toujours : « Tu vas avoir des belles révélations, il va y avoir un beau moment, il va y avoir un moment intense, il y aura LA photo, peut-être. »
Francis, vous avez été contacté par un grand réalisateur américain, racontez-nous
F.M: Oui, j’avais publié un livre sur les églises abandonnées, diffusé dans 35 pays. J’ai été contacté par l’assistant réalisateur de Terence Malick qui m’a régulièrement demandé de faire des repérages. J’avoue ne pas savoir ce qu’il en fera, mais je dois dire que le fait de savoir que cet ouvrage est le livre de chevet de ce grand réalisateur me motive plus que les 270 000 likes que j’ai pu recevoir pour un post sur lnsta !
Vous dénoncez tous les deux les photographes qui profitent des situations de guerre, comme en Ukraine par exemple…
F.M : j’ai commencé à prendre ma première photo d’urbex en 2005. J’ai attendu 2016 pour la première expo ! Car c’est avec l’arrivée des réseaux sociaux que ça a vraiment explosé. Et aujourd’hui, il y a carrément des sortes de « Tour-opérateurs » en Ukraine pour l’urbex ! Ils partent à 30 photographes dans des bus, ça ne m’intéresse pas.
E.D: On m’a dit : « Tu vas y aller, et de l’abandon, tu vas en avoir en pagaille !» Mais j’aurais l’impression de faire du voyeurisme. L’histoire est encore trop intense, les cicatrices ne sont pas refermées.
Quels sont vos prochains projets ?
F.M: La Fondation du Patrimoine s’est tournée vers moi, je m’oriente dans ce sens pour promouvoir des sites en péril. J’ai aussi passé mon brevet de pilote de drone, afin de prendre un peu de hauteur !
E.D: Je vais aller avec un street artiste dans des endroits très connus, mais qui regorgent de trésors cachés. Ça peut être l’Opéra Garnier, la Défense, le Musée de la Vie Romantique, c’est un autre regard…
Propos recueillis par Elise Hannart