Tuerie de Toulouse : 11 ans après, le témoignage bouleversant d’un parent d’élève
Erick Lebahr est père trois enfants. Le 19 mars 2012, comme chaque matin, il accompagnait sa fille de 13 ans à l’école juive Ozar Hatorah, dans laquelle Mohammed Merah a lâchement assassiné un professeur et trois enfants. Onze ans après, il revient sur cette tragédie…
Jérôme Goulon : Ça va faire 11 ans que Mohammed Merah a commis l’attentat à l’école juive de Toulouse. En janvier dernier, un individu s’est affiché avec un maillot de foot floqué Mohammed Merah dans les rues de la ville. Qu’est-ce que vous cela vous inspire ?
Erick Lebahr : Une désolation profonde et la preuve vivante que les choses se sont aggravées depuis ce jour du 19 mars 2012. Cela confirme aussi le fait que, comme nous le pressentions à l’époque, un certain nombre de jeunes de cités s’incarnent voluptueusement dans cette figure répulsive de cet assassin d’enfants.
Vous pressentiez les autres attentats qui ont suivi, comme celui du Bataclan ?
Oui. Nous avions déjà alerté l’opinion publique, à l’époque, que cette haine ne s’arrêterait pas aux seuls juifs. Nous étions les premiers concernés au début, une cible préférentielle. Et puis, progressivement, la cible s’est élargie pour s’universaliser, au point de concerner désormais presque tout le monde. Les faits nous ont hélas donné raison, à posteriori. À l’époque, nous nous sentions vraiment seuls et nous ne percevions qu’une solidarité toute relative.
Ça a changé selon vous ?
Il y a eu tout de même une prise de conscience générale. Toutefois, aujourd’hui encore, il m’ arrive de voir certains articles de presse inaugurant cette séquence de terrorisme islamiste avec l’attentat de Charlie. Ces articles occultent totalement l’attentat de l’école de Toulouse. Ce type d’occultation blesse énormément. Certains semblent avoir oublié que cette interminable séquence a commencé là, en fait…
Revenons à cet individu qui a floqué son maillot de foot au nom de Merah. D’un point de vue légal, que risque-t-il ?
C’est très clairement une infraction pénale. C’est de l’apologie du terrorisme, de l’incitation à la haine. Il risque 100 000 euros d’amende maximum et 7 ans de prison au plus. Mais l’on sait que les juges appliquent rarement le maximum prévu par le Code pénal, surtout dans ce genre de délinquance. Nous sommes en France, n’est-ce pas… À mon sens, il n’y a pas assez de sévérité de la part de nombre de magistrats, dans le prononcé des sanctions. Souvent, les juges rechignent à sanctionner la délinquance de la parole antisémite.
Pourquoi selon vous ?
Pour les juges, ce ne sont que des mots. Certes, les mots ne sont pas des actes. Mais les mots peuvent tuer ! Les mots peuvent armer les bras des assassins. Ils seront parfois plus enclins à comprendre la généalogie de l’assassin, son enfance malheureuse, l’explication sociologisante ou autre. D’autre part, mieux vaut ne pas parler du problème systémique de la non-exécution de nombreuses peines en France, lequel a des explications multifactorielles.
Que faudrait-il faire pour éviter ce genre de provocation ?
Il faudrait que les juges soient bien imprégnés du fait que certains mots, certains gestes, certains actes, peuvent influencer les futurs apprentis assassins, qu’ils ne sont pas anodins. Mais je sais bien aussi que notre justice est débordée. Il n’y a pas assez de magistrats. Ce d’autant que la délinquance a explosé de façon exponentielle.
Les peines de prison ne sont pas assez dissuasives ?
Les prisons sont pleines et les peines ne sont parfois pas exécutées. Aussi, à défaut d’un programme de construction de prisons suffisamment ambitieux, les juges reçoivent des instructions de relative clémence de la part de la chancellerie. Et de privilégier les peines alternatives à la prison. Aujourd’hui en France, un délinquant condamné jusqu’à deux ans de prison ferme se verra systématiquement proposer à la place un bracelet électronique. Et je peux vous dire d’expérience que les délinquants concernés en rigolent, lorsqu’ils n’arborent pas leur bracelet avec fierté ! Il faut retrouver d’urgence le sens de l’autorité, de la dissuasion, de l’exemplarité de la peine.
Ceci étant dit, je ne suis pas non plus pour le tout répressif. Il y a aussi un travail de fond fondamental à faire dans les écoles, sur le long terme. Mais confrontés que nous sommes à l’affaissement du niveau scolaire et au déclin de l’autorité des professeurs, dans les écoles, il y a vraiment de quoi être très pessimiste pour l’avenir.
On va se replonger 11 ans en arrière, dans cette tragique journée à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, où Mohammed Merah a assassiné un professeur et trois enfants. Votre fille était scolarisée dans cette école. Racontez-nous…
Ce matin-là, nous avions une minute de retard. Cela nous a sauvés, probablement… J’amenais ma fille de 13 ans, tous les jours, dans cette école. Ce 19 mars, j’étais prêt, mais elle non. Je lui ai dit : «Dépêche-toi ma fille, on va être en retard ! » Et là, elle me répond : « Attends Papa, je vais changer de chemise ! » Ça a duré une minute… Et nous sommes arrivés sur les lieux une minute après la tuerie. Elle venait juste de se produire…
Qu’avez-vous vu en arrivant ?
Nous étions arrêtés presque à hauteur du portail. Il y avait des corps, gisant à cet endroit précis où je dépose habituellement ma fille. J’ai vraiment le sentiment que ce petit retard nous a miraculeusement sauvés.
Et votre fille, comment a-t-elle vécu cet événement ?
En arrivant devant l’école, devant ce triste spectacle, j’ai dit promptement à ma fille de se mettre à plat ventre, dans la voiture. De mon côté, je suis descendu pour voir si je pouvais faire quelque chose, mais il n’y avait plus rien à faire, malheureusement.
Le temps semblait alors suspendu, de façon interminable. En effet, devant et derrière ma voiture, il y avait un véhicule délaissé à la hâte par leurs occupants. Sans doute sous le coup de l’affolement. Nous étions donc inéluctablement coincés, avec la prégnance d’ un sentiment de danger encore imminent. L’on ne savait pas trop ce qui se passait. Peut-être le tueur pouvait-il revenir à tout moment?
Vous n’avez pas fui les lieux?
Non. Je ne sais pas pourquoi, mais au lieu de fuir, je suis resté. Quant à ma fille, elle aussi est restée dans la voiture. Je voulais comprendre. Le portail était fermé et il y avait des corps devant, sans vie.
Vous connaissiez bien les victimes ?
Nous connaissions surtout très bien la petite Myriam Monsonego, la fille du directeur. Elle était la petite mascotte de ma fille. Tous les matins, nous arrivions en même temps, et ma fille avait l’habitude de lui faire un câlin.
Que vous a dit votre fille suite à cette tragédie ?
Dans la voiture, entre nous, le silence. Un silence qui hurle. Les mots restaient enfouis dans leur geôle, comme prisonniers d’une gangue indépassable. Un peu plus tard, nous sommes rentrés à la maison. Ma fille est montée spontanément dans sa chambre. Elle y a fait une prière et elle est redescendue. Puis elle m’a demandé, imploré même, de ne jamais reparler entre nous de cet événement traumatique. Et nous n’en avons jamais reparlé, même pas une seconde. Entre nous, de toute façon, il eut été impossible de verbaliser et formaliser avec des mots ce que nous avions vu. Depuis, subsiste entre nous deux comme un tabou, à cet égard.
Les enfants de l’école ont été suivis après ce drame ?
Oui, il y a eu une cellule psychologique à l’intérieur de l’école. Ma fille y est allée une fois, puis elle y a mis fin. Elle m’a dit que ça ne lui servait à rien.
Et vous, j’imagine que ça a été difficile à vivre…
Oui, une sorte de chaos intérieur. Un double séisme, d’ailleurs. Cette déflagration a en effet été exacerbée par le fait que j’avais été, plus d’un an auparavant, l’avocat, certes éphémère, de l’assassin. Permettez-moi de ne pas prononcer son nom ! Quelques jours après le drame, à la télévision, j’ai appris son identité. Et là, je l’avoue, je me suis écroulé. Il y a des limites à ce qu’une conscience peut supporter. À ce moment-là, les miennes étaient sans doute outrepassées.
Vous aviez défendu Merah pour quelle affaire ?
Il sortait de prison, et il travaillait dans une carrosserie. Il avait le sentiment qu’à cause de cela, il était exploité par son employeur. Donc je l’ai défendu sur le plan du droit du travail, qui est ma spécialité. Je l’ai reçu deux fois, à mon cabinet. A posteriori, les souvenirs de ces entrevues me font froid dans le dos. Je préfère ne pas m’étendre à ce sujet. Mais de fait, la procédure n’a pas été diligentée, car il a disparu des radars. J’ai appris bien après qu’il était parti dans les camps d’entraînement au Jihad, en Afghanistan. C’est à ce moment-là que je l’ai totalement perdu de vue…
Êtes-vous toujours en contact avec le papa de Myriam ?
Oui, bien sûr. Entre nous, il y a une amitié, qui va même au-delà de l’amitié. Nous sommes inextricablement liés pour la vie…
Vous avez réussi à reprendre le dessus après cette épreuve ?
Au début, pendant plusieurs mois, ce fut très difficile. Mais au fil du temps, ce qui s’est imposé, c’est l’envie irrépressible de savourer pleinement toutes les belles choses de la vie. Avec justesse, avec ferveur… Le désir décuplé de s’émouvoir de tout… De l’éclosion du printemps, de toutes ces joies éphémères que vous procure la vie… Des mariages des enfants, de la naissance des petits-enfants, ces promesses de l’aube. Et une furieuse envie de retrouver une résonance en harmonie avec le monde.
Certes, parfois, affleurent encore des images et des flashs douloureux… Parfois même à des moments inattendus, des moments heureux. Et des sons bourdonnent aussi, de temps à autre, un peu comme des murmures de fantômes. C’est ainsi. Mais cela ne nous empêche pas d’être heureux et de vivre notre vie. Je crois que la vie, c’est dans l’ADN du peuple juif. La vie recommence sans cesse. Comme la poésie, comme un vol d’hirondelles…
Et votre fille, comment va-t-elle aujourd’hui ?
Elle a eu la volonté de rester dans cette école jusqu’à son BAC. Puis elle nous a fait part de son désir d’ailleurs. Un autre moment douloureux. J’aurais tellement voulu la retenir. Mais l’on ne peut rien contre les flots impétueux d’un torrent. Son besoin d’évasion s’est construit souterrainement, car elle ne nous en parlait pas. Pour me donner du courage, je relisais alors les philosophes. Khalil Gibran écrivait : « Si tu aimes l’archer, réjouis-toi des flèches qui s’envolent. » Nos enfants ne nous appartiennent certes pas, mais elle n’était encore qu’un «bébé».
Vous avez conservé des liens avec l’école Ozar Hatorah ?
Je me suis beaucoup investi dans l’école. À chaque commémoration, j’ai concédé de nombreuses interviews. Je m’en suis fait un devoir. Surtout, je me suis rapproché des parents de Myriam. Alors bien sûr, les mots volent. Je n’en connais aucun qui console vraiment… C’est une histoire tragique qui fait partie de nous. L’on doit vivre avec.
Comment jugez-vous le fait que Éric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, ait été l’avocat du frère de Mohammed Merah, Abdelkader Merah ?
C’est profondément troublant… Je trouve qu’il n’a pas vraiment endossé l’habit d’un garde des Sceaux. Il est resté, au fond de lui, l’avocat des délinquants. En réalité, ce qui m’a choqué, ce n’est pas qu’il défende Abdelkader Merah, mais le fait qu’il dise qu’il l’avait fait avec honneur.
Un dernier mot pour finir…
Ce que je voudrais dire et ce dont on peut être fier, c’est que l’école est restée un centre de l’excellence. Le directeur est toujours là. La vie a repris ses droits. Chaque printemps, les arbres refleurissent. Il y a des enfants qui courent, qui jouent, qui chantent. Nous-mêmes, nous avons repris notre vie. Une vie différente, mais l’on a continué à vivre et finalement, c’est la victoire de la vie sur la barbarie. C’est la victoire de la lumière sur l’obscurité… Jamais en effet les nuits ne surpasseront les jours. Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores.