Christian G. vit à Conches-sur-Gondoire depuis 1991, et habite la maison située juste en face de l’école primaire où était scolarisée Estelle Mouzin. Ayant eu lui-même à l’époque ses deux enfants dans la même école, il est l’une des dernières personnes à avoir vu la petite Estelle vivante. Dès 2003, il avait alerté les enquêteurs sur la présence d’un homme ressemblant à Michel Fourniret. Mais son témoignage n’a jamais été pris au sérieux… Alors certes, le destin d’Estelle Mouzin était sans doute déjà scellé. Mais une chose est sûre aujourd’hui : si les enquêteurs avaient pris ce témoignage plus au sérieux, la piste Michel Fourniret n’aurait pas été écartée aussi vite par le faux alibi que lui avait donné Monique Olivier, et la vérité n’aurait pas mis 20 ans éclater, ce qui aurait épargné à la famille de trop longues années d’incertitude…
Jérôme Goulon : Avant tout, resituons le contexte. Vous habitez en face de l’école dans laquelle était Estelle Mouzin ?
Cristian G. : Oui, depuis 1991, j’habite à Conches-sur-Gondoire, dans la maison située juste en face de l’école primaire où était Estelle Mouzin.
Elle n’était pas à Guermantes ?
En fait, l’école primaire est située à Conches-sur-Gondoire, une commune limitrophe de Guermantes. Estelle habitait Guermantes, mais l’école se trouve bien à Conches…
Vous souvenez-vous du jeudi 9 janvier 2003, jour où Estelle Mouzin a disparu?
Oui. Le soir de son enlèvement, Estelle Mouzin était à l’étude avec ma fille et mon fils, qui étaient dans la même école. Estelle était assise à côté de ma fille. J’ai été les chercher. Je me souviens, il faisait nuit et il y avait de la neige partout.
Quel souvenir avez-vous d’Estelle Mouzin ?
Quand j’ai récupéré mes enfants, ils étaient tous les deux avec la petite Estelle à la sortie de l’école. Ma fille discutait avec elle, entre filles, et elle lui a demandé où elle allait. Estelle Mouzin lui a répondu qu’elle allait au terrain de sport. Il y a un espace sportif à Guermantes, ce qui correspond au chemin qu’elle devait prendre pour rentrer chez elle. Quand j’y repense, ce serait aujourd’hui, jamais je ne l’aurais laissé partir toute seule. Mais à l’époque, c’était quelque chose d’habituel.
Comment avez-vous appris sa disparition ?
Le soir-même ou le lendemain, je ne sais plus, on a appris qu’elle avait disparu. J’étais sous le choc. Les enfants avaient l’habitude de traîner dans le secteur à la sortie de l’école. La rue a été envahie par des journalistes et des cars de police. Il y a eu des perquisitions, demandées par la brigade criminelle de Versailles. Ils devaient perquisitionner tous les logements, sauf que dans la rue, personne n’a été perquisitionné.
Donc ils perquisitionnent toutes les maisons environnantes, mais pas celles en face de l’école ?
Non. Je me souviens, ma belle-mère habitait une rue à côté, située à Guermantes. Et sur le trottoir d’en face, c’est Conches-sur-Gondoire. Ils ont perquisitionné certaines maisons, mais pas toutes.
Donc si je comprends bien, vous auriez pu ramener Estelle Mouzin chez vous sans que personne ne vienne fouiller chez vous, alors que vous habitez à 10 mètres de l’école.
Exactement ! C’est une réalité.
C’est un peu léger. Vous avez quand même été entendu ?
Oui, cinq mois plus tard ! En juin 2003, j’ai reçu un courrier d’un lieutenant de police du commissariat de Versailles : « Auriez-vous l’amabilité de me rappeler afin que nous convenions d’un rendez-vous pour vous présenter un portrait-robot à vos enfants ».
Et alors ?
J’ai emmené mes enfants au commissariat, mais ça n’a rien donné. Le portrait-robot ressemblait au père d’Estelle, donc je pense qu’il y a eu une confusion dans les témoignages. Le lieutenant était un peu interloqué. Il a posé quelques questions à mes enfants, et ça s’est arrêté là. Et puis il y a eu un fait assez bizarre, qui me hante toujours aujourd’hui…
Racontez-nous…
C’était au printemps, un dimanche matin. Ma voiture était garée sur le parking de l’école, ce que faisaient beaucoup de riverains. Et puis j’ai aperçu un homme de 1,70m environ, de corpulence assez mince, coiffé en arrière, des cheveux plutôt châtains blonds, avec des lunettes en acier, qui était à pied. J’ai trouvé son attitude suspecte et je me suis dirigé vers lui…
Vous réalisez que l’homme correspond parfaitement à la description de Michel Fourniret…
Effectivement. Mais sur le moment, je n’ai pas fait le rapprochement… Personne n’avait encore évoqué l’hypothèse Fourniret, donc je n’ai pas tout de suite fait l’association.
Vous avez parlé à cet homme ?
Oui. Il avait l’air un peu gêné que je le vois en train de rôder. Il m’a demandé où se trouvait la rivière. J’ai trouvé sa question bizarre. Je lui ai répondu qu’il n’y avait pas de rivière, mais un cours d’eau, qui s’appelle la Gondoire.
Et ensuite ?
Je lui ai demandé ce qu’il cherchait. Il m’a alors sorti : « Je fais une enquête personnelle sur la petite Estelle Mouzin, et je connais le tueur. » J’ai trouvé ça étrange, car à ce moment-là, Estelle n’avait pas été retrouvée, donc on ne savait pas si elle avait été « simplement » enlevée ou tuée.
Vous avez essayé d’en savoir plus ?
J’ai essayé de le faire parler. Il m’a dit qu’il était chauffeur-livreur et qu’il venait assez souvent dans le coin livrer des panneaux de plâtre. Alors effectivement, il y avait à l’époque une entreprise de bâtiment sur une petite place près de la boulangerie, à Guermantes, sur le chemin entre l’école et le domicile d’Estelle Mouzin.
Vous l’avez cru ?
Son attitude était bizarre. Il m’a dit qu’un matin, il avait vu un type rôder dans une camionnette blanche sur le chemin que prenait Estelle Mouzin.
Ce qui était le mode opératoire de Michel Fourniret…
Je ne le savais pas sur le moment, mais en effet, Fourniret avait l’habitude d’enlever ses victimes avec une camionnette blanche.
Vous avez prévenu la police ?
Sur le moment, j’ai demandé à cet homme s’il en avait parlé aux enquêteurs. Il m’a répondu qu’il avait déjà fait une déposition à la gendarmerie de Senlis. Je ne sais pas pourquoi Senlis d’ailleurs, peut-être que c’est là qu’il habitait. J’ai trouvé ça tellement bizarre que j’ai appelé un copain commandant de police à Angoulême pour lui raconter cette histoire. J’ai aussi appelé le lieutenant C., de la brigade de Versailles, pour lui raconter cette anecdote. Je pense qu’il a fait un PV. Il m’a demandé si j’avais pris sa plaque d’immatriculation. Sauf que cet homme était à pied.
La police a enquêté suite à votre témoignage ?
Le lieutenant m’a rappelé quelques jours après. Ils ont vérifié auprès de la gendarmerie de Senlis si un homme avait fait une déposition, mais elle n’a jamais reçu de déclaration de ce type.
Donc l’homme que vous avez surpris en train de rôder devant l’école et qui prétendait faire une enquête sur la disparition d’Estelle Mouzin vous a menti…
Oui ! Ce qui me tracasse, c’est que la police aurait très bien pu le retrouver ! Il suffisait d’aller à cette entreprise de plâtre, et demander l’identité des chauffeurs venus chez eux. Ce qui aurait permis d’en savoir plus. Mais à ce que je sache, ils ne l’ont jamais fait !
Les enquêteurs ne vous ont pas demandé de faire un portrait-robot de cet homme ?
Non ! Je m’attendais à ce que le lieutenant à qui j’avais parlé de cette histoire me convoque pour faire un portrait-robot, mais rien du tout !
Vous n’avez pas essayé de prendre cet homme en photo ?
Non. J’aurais bien voulu prendre cet homme en photo, mais je n’avais pas d’appareil sous la main. Il faut rappeler le contexte : en 2003, on n’avait pas des téléphones portables capables de prendre de belles photos comme aujourd’hui…
Après coup, ne pensez-vous pas que cet homme que vous avez vu près de l’école primaire, ça pouvait être Michel Fourniret ?
Je me le dis tous les jours ! Ce type ressemblait vraiment à Fourniret. En plus, il m’a dit qu’il connaissait le tueur, alors que personne ne savait, à ce moment-là, qu’Estelle Mouzin avait été tuée. Mais mon témoignage n’a jamais été vraiment pris au sérieux, et les enquêteurs n’ont jamais creusé cette piste… .
Vous n’avez pas été recontacté ensuite par les policiers ?
Ils ne m’ont jamais rappelé ! À un moment, cette histoire me travaillait tellement que j’ai essayé de contacter Corinne Herrmann, l’avocate du père d’Estelle Mouzin. Mais elle non plus ne m’a jamais rappelé.
Vous regrettez que les enquêteurs n’aient pas davantage creusé votre piste ?
Oui. Ça me tracasse encore aujourd’hui. Pourquoi n’ont-ils pas cherché à savoir qui était ce type dont je leur ai parlé ? Je ne veux pas jeter la pierre aux forces de l’ordre, car elles ont reçu beaucoup d’appels, dont certains n’étaient pas forcément crédibles. Mais ils auraient quand même pu essayer de fouiller un peu plus. Soit cet homme que j’ai vu rôder autour de l’école avait vu Michel Fourniret, et son témoignage était intéressant, soit c’est Michel Fourniret que j’ai croisé, et les enquêteurs l’auraient tout de suite su en me demandant de faire un portrait-robot, ce qu’ils n’ont jamais fait…
Et vous n’avez pas insisté auprès de la police ?
Comme je vous l’ai dit, j’ai tout de suite appelé le commissariat de Versailles, donc j’ai fait ce que j’avais à faire. On sait aujourd’hui que Michel Fourniret est le coupable, mais je rappelle que sur le moment, personne n’avait aucune certitude. C’est avec du recul que je réalise que l’homme que j’ai croisé était très probablement Michel Fourniret. Et que si la police m’avait demandé de faire un portrait-robot, je l’aurais identifié. Ça aurait fait grandement avancer l’enquête !
Quel intérêt aurait pu avoir Michel Fourniret à revenir sur les lieux de l’enlèvement ?
Il aurait pu avoir plusieurs motivations : soit il cherchait un endroit pour enterrer le corps d’Estelle et ainsi brouiller les pistes, ce qui pourrait expliquer pourquoi il m’a demandé où se trouver la Gondoire. Soit il revenait sur les lieux par pure perversité ou pour préparer un autre enlèvement. Je ne sais pas…
J’imagine que les aveux de Monique Olivier, lors de son procès en décembre dernier, ne vous ont pas vraiment surpris…
Les aveux de Michel Fourniret et Monique Olivier ne m’ont pas surpris. La défense de Fourniret a toujours reposé sur le faux alibi que lui avait donné sa femme. Ce que je regrette, c’est que les enquêteurs aient davantage pris au sérieux le faux alibi donné par Monique Olivier qu’un témoignage comme le mien… Encore aujourd’hui, ça me travaille. Je me répète, mais je ne comprends pas que les enquêteurs n’aient pas pris en compte plus sérieusement ce que je leur ai raconté…
Ça n’aurait sans doute rien changé au sort de la petite Estelle…
Non, elle était probablement déjà morte. Mais peut-être que si les enquêteurs m’avaient écouté, on n’aurait pas attendu 20 ans pour savoir que Fourniret était coupable !
Entre parents d’élèves, vous parlez encore de cette histoire ?
On en a parlé pendant longtemps. Ça a traumatisé le village pendant un moment. La liberté des enfants, c’était fini. Il n’y avait plus un gamin tout seul dans les rues. Ma fille est encore traumatisée par cette histoire, elle ne peut pas en parler. Vous imaginez, un village si calme d’habitude, envahi par les cars de police, les hélicoptères, les maîtres-chiens… Ça a marqué tout le monde…