Qui est le diable ? Dans son dernier livre, Régis Le Sommier, actuel directeur de la rédaction d’Omerta décrypte la façon dont l’Occident désigne ses ennemis et façonne le récit du bien et du mal. De Hitler à Poutine, en passant par Staline et les Talibans, il analyse ces stratégies de diabolisation et leurs limites à l’ère d’un monde multipolaire. Guerre en Ukraine, propagande, journalisme sous influence : il livre à Entrevue un regard sans concessions.
Entrevue : Votre livre pose une question fondamentale : qui est le diable ? Pensez-vous que l’Occident a aujourd’hui perdu la capacité de se remettre en question et d’admettre qu’il pourrait être, aux yeux du monde, un diable parmi d’autres ?
Régis Le Sommier : C’est une question essentielle, au cœur même de mon livre. L’Occident est bousculé par l’actualité, notamment par l’émergence de figures comme Donald Trump, qui agit comme un rouleau compresseur sur la scène internationale. Son approche remet en question l’ancienne stratégie occidentale de désignation des « diables », pratiquée depuis un demi-siècle. Cette stratégie semble aujourd’hui atteindre ses limites face à la montée en puissance du Sud global, des BRICS et d’autres acteurs internationaux contestant cette hégémonie occidentale.
Trump incarne une vision différente : il veut maintenir le leadership américain, mais dans un monde multipolaire. Il considère que chaque nation doit d’abord s’occuper de ses propres intérêts, loin du messianisme occidental qui consiste à distribuer bons et mauvais points. C’est une rupture majeure avec la façon dont l’Occident s’est construit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’Occident est aujourd’hui confronté à son propre affaiblissement. Au début de la guerre en Ukraine, on pensait isoler la Russie, mais on a rapidement vu que ce n’était pas le cas. Nombre de pays africains, asiatiques ou latino-américains n’ont pas condamné Moscou. L’Occident n’a plus le monopole du récit mondial et doit composer avec une nouvelle réalité géopolitique.
Vous insistez sur la façon dont l’Occident fabrique ses ennemis. Y a-t-il une figure historique qui reste, à vos yeux, irrécupérable et qui ne pourra jamais être réhabilitée ?
Oui, Adolf Hitler. C’est l’un des rares cas où la diabolisation est restée absolue. Il est intéressant de noter que son existence a permis de « dédiaboliser » d’autres figures. Staline, par exemple, était un « diable » au moment de la Révolution bolchevique. Mais face à Hitler, l’Occident a accepté de pactiser avec lui. Après la guerre, avec la Guerre froide, il est redevenu l’ennemi absolu, et l’Occident s’est présenté comme le « phare de la liberté » face à la menace communiste.
Justement, dans votre livre, vous abordez les pactes avec le « diable ». Certaines alliances passées, comme avec Staline ou les Talibans, étaient-elles nécessaires ou relèvent-elles d’une simple compromission opportuniste ?
L’Histoire montre que les alliances avec des figures diabolisées sont souvent le résultat de nécessités stratégiques. L’exemple de Staline est éloquent : face à Hitler, il était indispensable pour l’Occident de pactiser avec lui. Mais une fois la menace nazie écartée, Staline est redevenu un ennemi. Ce mécanisme s’est reproduit avec les Talibans : ils étaient les alliés des Américains contre l’URSS, avant de devenir des ennemis après le 11 septembre 2001, puis à nouveau des interlocuteurs nécessaires lors du retrait américain d’Afghanistan en 2021.
Parmi les leaders actuels, y en a-t-il qui, selon vous, seront un jour perçus autrement ?
Oui, Vladimir Poutine en est un bon exemple. Aujourd’hui, il est le « diable » absolu pour l’Occident. Mais si la paix en Ukraine se concrétise un jour et que la Russie retrouve une place centrale sur l’échiquier mondial, alors les Occidentaux n’auront d’autre choix que de recommencer à lui parler. L’histoire montre que les ennemis d’hier peuvent devenir des interlocuteurs nécessaires.
Vous avez couvert la guerre en Ukraine des deux côtés du front. Diriez-vous que Poutine a lui aussi adopté cette logique de diabolisation en inversant les rôles et en faisant de l’Occident le « mal absolu » ?
Bien sûr. La diabolisation est un outil de guerre et de propagande qui est utilisé de part et d’autre. Poutine a construit un récit dans lequel l’OTAN et l’Occident sont les véritables ennemis, les « démons » qui menacent la Russie. Cela lui permet de justifier son intervention en Ukraine et de galvaniser sa population.
Cela dit, il faut comprendre que la propagande n’est jamais à sens unique. En Occident, on présente parfois tous les Ukrainiens comme des héros sans faille, alors qu’en réalité, il existe des groupes d’ultra droite nazi très puissants en Ukraine. Ces groupes nazis ne sont pas majoritaires mais ultra puissants en Ukraine et jouent un rôle clé dans le conflit. Pourtant, ce sujet est longtemps resté tabou dans les médias occidentaux. C’est toujours la même mécanique : on simplifie à l’extrême pour alimenter une narration, en ignorant les faits qui la contredisent.
Votre livre critique la propagande de guerre et le manque de nuance des médias. Pensez-vous que le journalisme d’investigation est en train de disparaître au profit du journalisme de plateau et de commentaire ?
Malheureusement, oui. Aujourd’hui, la majorité des journalistes travaillent depuis les rédactions, en relayant des narrations préétablies plutôt que d’aller vérifier les faits sur le terrain. Ceux qui sortent du cadre imposé sont très vite marginalisés. Le journalisme, c’est avant tout chercher la vérité, pas répéter ce que les puissants veulent entendre.
