Le Washington Post a consacré un article à une expérience inédite menée par un petit journal italien, Il Foglio, qui a décidé de confier la production de son contenu éditorial à l’intelligence artificielle, dans le cadre d’un projet expérimental Foglio AI. Le journal américain qualifie cette initiative de tentative de « lancer un signal d’alarme » face aux défis qui guettent le journalisme traditionnel dans un avenir proche.
Un projet d’alerte, pas seulement technologique
L’idée de Foglio AI vient de Claudio Cerasa, rédacteur en chef de ce quotidien à l’orientation conservatrice modérée. Il explique avoir lancé ce projet pour tester les capacités et les limites de l’IA, mais aussi comme un appel à la mobilisation des journalistes, les incitant à se surpasser à l’ère des outils technologiques avancés.
« C’est un stress test géant, pas seulement pour voir ce que l’IA peut faire, mais surtout ce que les journalistes doivent faire pour rester meilleurs que les machines », affirme Cerasa.
Une expérimentation entre fascination et inquiétude
Malgré les intentions affichées, l’expérience suscite un large débat. Certains critiques y voient une opération marketing déguisée, alors même que les médias du monde entier cherchent encore comment utiliser l’IA de façon éthique et transparente. Selon eux, ce genre d’initiative pourrait désorienter les lecteurs et affaiblir la qualité de l’information, contribuant ainsi à l’érosion de la confiance envers la presse.
Dans Politico Europe, la journaliste Giulia Bolony a ironisé :
« Il Foglio joue avec le feu moral à un moment très mal choisi de l’histoire. »
D’un article hebdomadaire à un numéro complet écrit par l’IA
Cerasa raconte que le projet a commencé il y a environ un an, avec la publication d’un article hebdomadaire rédigé par IA, sans prévenir les lecteurs. On leur demandait de deviner lequel, avec à la clé un abonnement gratuit et une bouteille de champagne. La plupart ont trouvé le bon article et se sont dits enthousiastes. Ceux qui ont échoué ont critiqué le manque de créativité de certains textes humains, poussant Cerasa à conclure que le journal avait besoin d’améliorer son journalisme.
Il y a deux mois, Il Foglio a donc tenté une édition complète rédigée par ChatGPT Pro, en lui donnant des sujets quotidiens à traiter, en ligne avec la ligne éditoriale du journal — pro-européenne, favorable à la mondialisation, opposée au populisme.
Mais les résultats ont été décevants : articles truffés d’erreurs factuelles, de fautes, d’événements inventés et d’un style plat. Pour pallier cela, Cerasa a affecté deux journalistes pour vérifier l’exactitude des textes. Les fake news ont été supprimées, mais les fautes légères et le style fade ont été conservés, pour montrer les limites de l’IA.
Transparence incomplète et cas de plagiat
Bien que chaque texte indique qu’il a été « rédigé par une intelligence artificielle » au lieu de porter une signature, aucun avertissement ne prévient les lecteurs que le contenu pourrait être imprécis ou peu original.
Un exemple : un article publié le 17 mars sur les « situationships» (relations floues) contenait des paragraphes copiés d’un article de The Atlantic paru le 10 mars. Cerasa explique avoir demandé à l’IA de s’en inspirer et d’y ajouter quelque chose de nouveau, mais elle s’est contentée de copier-coller.
« Voilà un cas typique de mauvais usage de l’IA », commente-t-il.
Il prévoit de révéler ces erreurs au public le 11 avril, à la fin de l’expérience, et d’inviter les lecteurs à analyser les limites de l’IA eux-mêmes.
Entre prudence et optimisme
Le journaliste italien Gianni Riotta a salué l’initiative, la jugeant audacieuse dans un pays historiquement réticent à l’innovation technologique. Il rappelle que l’autorité italienne de protection des données a été la première en Europe à interdire temporairement ChatGPT pour des raisons de confidentialité.
Riotta souligne que certaines faiblesses dans les articles s’expliquent par un manque de précision dans les instructions données à l’IA, estimant que
« Si on guide bien la machine, elle peut écrire aussi bien que les humains, voire mieux . »
À l’inverse, Charlie Beckett, expert en IA et journalisme à la London School of Economics, met en garde contre la production de contenu éditorial sans contrôle humain. Il souligne le risque élevé de désinformation et rappelle que de nombreuses rédactions utilisent déjà l’IA pour des tâches automatisées (transcriptions, tri de données), mais que l’écriture originale nécessite une supervision humaine stricte.
« Le futur n’est pas un journal 100 % IA », dit-il.
« mais une rédaction où l’IA aide les journalistes à se concentrer sur l’enquête et l’analyse. »
L’IA s’auto-évalue.
À la fin de la première semaine, Cerasa a demandé à ChatGPT d’évaluer son propre travail. L’outil a écrit :
« L’intelligence artificielle sait bien écrire, mais bien écrire ne suffit pas à faire du journalisme. »
Et d’ajouter : « L’expérience est réussie parce qu’elle est une expérience. » Ce n’est ni un jeu, ni une simple opération de communication. C’est une question posée aux lecteurs, aux journalistes, aux éditeurs et aux décideurs culturels italiens : que reste-t-il du journalisme si l’on enlève la signature humaine ? « Que devient un journal s’il est entièrement produit par une machine linguistique, même supervisée par un humain ?»
Charlie Beckett conclut :
« Il est facile de se moquer des erreurs de l’IA, mais je vois aussi des erreurs tous les jours dans les médias traditionnels. »
Et d’espérer que cette expérience serve de signal d’alarme pour rehausser les standards du journalisme.