MUSIQUE – « Orientée », l’ode à la paix de Yara Lapidus, première artiste à adapter une chanson de David Bowie en langue arabe

28 juin, 2024 / Jerome Goulon

Née à Beyrouth au Liban, Yara Lapidus a dû fuir brusquement son pays natal à 18 ans à cause de la guerre. Française d’adoption, elle a embrassé une carrière dans la mode avant que le destin ne la plonge dans les bras de son rêve de toujours : la chanson. Après avoir connu le succès en 2019 avec sa reprise de How, de John Lennon, Yara a publié cette année son nouvel EP, Orientée, dans lequel figure le single Elli, reprise de The man who sold the world de David Bowie. Un petit événement, car c’est la première fois qu’une chanson de Bowie est adaptée en langue arabe. Une chanson qu’elle a interprété le 19 hjuin dernier à l’Institut du Monde Arabe. À cette occasion, la chanteuse s’est confiée dans une interview accordée à Entrevue. Un entretien dans lequel elle revient sur son incroyable parcours, sa vision du monde actuel, bouleversé par les guerres, son amour pour la France, mais aussi ses inquiétudes et ses espoirs pour le Liban. Une interview bouleversante, entière et passionnée, à l’image de son œuvre…

Jérôme Goulon : Bonjour Yara. Vous avez sorti cette année un EP, Orientée. Parlez-nous de ce projet…
Yara Lapidus :
Cet EP est un peu la synthèse de mon travail de cette année. Je suis allée dans une direction pop rock, avec toujours des influences orientales qui viennent ponctuer mon travail. Orientée est un peu la synthèse de tout. Pour la première fois, j’étais entourée de musiciens venus de divers horizons. La moitié d’entre eux étaient des Français, l’autre moitié venait d’Orient. Je voulais vraiment affirmer ce mélange des cultures qui caractérise mon travail. C’est important pour moi. Je me sens à la fois libanaise et française. Je suis née au Liban, je suis partie à 18 ans, la France m’a adoptée et je dois beaucoup à ce pays. C’est normal pour moi de garder mes racines, mais aussi de faire un va-et-vient permanent entre ces deux cultures qui m’ont façonnée.

Votre EP contient le single Elli, une adaptation de The man who Sold the world, de David Bowie. C’est la première fois qu’un titre de Bowie est adapté en langue arabe…
En effet. Je suis très heureuse d’avoir eu l’autorisation. Je l’ai obtenue avant qu’éclate la crise au Proche-Orient. Elle est quelque part prémonitoire, puisque je chante la paix. Ce morceau, je l’écoutais quand j’étais enfant. Il me plaisait, et j’y entendais des influences orientales. 

Ça ne doit pas être évident de reprendre du Bowie…
Je n’avais pas l’ambition de faire mieux que Bowie, il fallait donc que j’aille ailleurs. Et pour cela, j’ai eu la chance de collaborer avec sa bassiste, Gail Ann Dorsey. Je voulais une version complètement minimaliste, et c’est ce qu’on a fait. On a foncé toutes les deux, Gail Ann Dorsey était très emballée par le fait que ce soit un hymne de paix. On a enregistré la version finale avant même d’avoir le feu vert des ayants droit de Bowie. 

C’était audacieux
Oui, tout mon entourage me disait que je ne devais pas enregistrer le titre avant d’avoir le OK des ayants droit de Bowie. Mais j’étais persuadée que je l’aurais. J’ai toujours un côté cheval fou, qui me porte chance d’ailleurs.

Ce titre est une ode à la paix. Vous écrivez à son sujet qu’il est un hymne d’espoir à votre «Orient si proche, dont la résonance est plus que jamais d’actualité»…
En effet. Quand vous êtes un enfant de la guerre, comme c’est mon cas, que vous êtes partie malgré vous, que vous avez été déracinée, arrachée à votre pays, même si la France a été une terre d’accueil extraordinaire pour moi, vous restez toute votre vie cet enfant de la guerre. À tel point que parfois, quand j’entends une porte claquer, je suis la seule à bondir. Je sais ce que c’est qu’un pays en paix, et je sais ce que c’est qu’un pays qui bascule. Certains amis, qui regardent parfois des images de la guerre comme un feuilleton, que ce soit des images d’Ukraine, de Gaza ou d’Israël, je leur dis : «Attention. Quand c’est réel, ça n’a rien à voir avec quelque chose que vous regardez avec votre bouton de télécommande.» Quand la guerre est chez vous, ça n’a rien à voir. Il ne faut jamais prendre ça à la légère. Jamais, jamais, jamais… Il y a un avant et un après. Ça vous garde des séquelles à vie. Chaque Libanais, chaque famille libanaise a connu son lot de malheurs ou des décès dans sa famille. Et c’est valable pour tous les pays en guerre. Et donc, pour revenir à cette reprise de David Bowie, il fallait que ça ait un sens. Je ne voyais pas l’intérêt de traduire David Bowie, et je voulais traiter d’un sujet qui me tient le plus à cœur : en l’occurence, c’est cette paix, dont on rêve tous. C‘était naturel pour moi d’aller dans cette direction. Je ne voulais pas juste me faire plaisir. Je voulais que cette chanson ait un sens. Elle a d’ailleurs une vraie résonnance, car je reçois sur Instagram des messages de gens que je ne connais pas, qui me disent que c’est très beau et que ça leur parle. Pour un artiste, on a gagné quand on reçoit ce genre de réactions…

« Je considère la France comme ma maman, et le Liban comme mon papa. »

Vous dites que Paris vous a adoptée, mais que vous gardez le Liban en bandoulière. Quel regard avez-vous sur votre pays aujourd’hui ? Vous vous y rendez fréquemment ?
Oui, j’y vais tous les trois mois, surtout depuis les événements du 7 octobre, la crise économique depuis 2017 et la bombe qui a ravagé le pays. Depuis ces deux dates-là, j’y suis tous les trois mois, auprès de mes parents, mes amis, ma famille, pour marquer ma présence. C’est très important pour moi de ne pas les laisser tomber. Quand on a la chance de vivre dans un pays qui vous protège, comme la France, il faut en avoir conscience. Et j’en ai conscience tout le temps. Je considère la France comme ma maman, et le Liban comme mon papa. Maintenant, j’ai un regard réaliste. Ce qu’on voit aujourd’hui au Liban, je ne l’ai jamais connu même dans les pires moments de la guerre. 

À ce point-là ?
Oui. Cette guerre économique, ce terrorisme économique, c’est terrible. Les comptes des gens ne sont même pas confisqués, ils ont tout simplement disparu. Les Libanais n’ont plus rien sur leurs comptes. C’est du terrorisme, je ne peux pas appeler ça autrement. C’est une autre forme de guerre qui a atteint les gens. La richesse du Liban, c’était la classe moyenne, qui était majoritaire avant cette fameuse date d’octobre 2017. Quand une classe moyenne est majoritaire dans un pays, c’est que le pays se porte bien. Le peuple mangeait à sa faim, il était prospère, il avait de l’espoir, même dans un environnement sinistré. Aujourd’hui, quand vous atterrissez au Liban, vous voyez la détresse dans les yeux des gens. Je n’ai jamais connu ça au Liban. C’est terrible, je ne pensais que mon pays toucherait le fond à ce point-là, et aujourd’hui on y est. Les médias n’en parlent plus, ça n’intéresse personne. Le Liban a un genou à terre. C’est un triste constat, même s’il faut garder l’histoire. 

En tant qu’artiste, c’est important pour vous de parler de tout ça ?
C’est ce que nous faisons, nous les artistes, bien que notre rôle n’est surtout pas de parler politique. Il faut juste essayer, chacun à sa façon, de faire passer un message. Moi, par exemple, j’ai fait le morceau de Bowie. Il y a aussi le morceau Oumi Ya Beyrouth ( Beyrouth, relève-toi, Ndlr. ), avec le Dj Little Gulli, présent dans mon EP. Tous les revenus sont intégralement reversés à la Croix Rouge Libanaise. Tout ce que je peux faire, je le fais. Mais à l’échelle d’un artiste, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre que d’écrire ou d’offrir des chansons ? Maintenant, il faut que les politiques soient dignes de leurs fonctions. Cette situation est vraiment triste. Je rencontre tellement de Libanais brillants, partout dans le monde. Je croise des Libanais brillantissimes, bosseurs, qui sont la fierté de ce pays. Je me demande comment on peut autant briller à l’international, mais dans notre pays, ne pas être capables de le gouverner correctement. Peut-être que trop de gens ont quitté le Liban à cause de la guerre… Je ne vais pas faire de politique, ce n’est pas mon rôle, mais peut-être qu’il faut faire table rase…

Revenons à votre parcours. Votre goût pour la musique vous vient depuis toute petite ?
J’ai commencé la musique à 6 ans, pour faire comme ma mère, qui est peintre et guitariste. J’ai voulu faire comme elle, et je prenais des cours de guitare. Puis j’ai fait du piano. Je me suis arrêtée à 17 ans, au moment du BAC, mais la musique ne m’a jamais quittée. J’ai également toujours écrit, j’adore l’écriture.

C’est vous qui composez et écrivez vos chansons ?
Je suis auteur-compositeur, mais je ne compose pas pour composer. Soit la mélodie arrive comme une évidence, et je garde la musique, soit je me dirige vers un compositeur qui saura mieux faire que moi. Je n’ai pas le côté « ego » en me disant qu’il faut que je fasse tout de A à Z. C’est le problème de certains artistes. Tout le monde n’est pas Elton John et n’a pas la capacité de composer 12 tubes pour un album. Il faut savoir rester humble et savoir déléguer.

En 2019, vous aviez enregistré votre premier album au studio Abbey Road. Quel effet cela vous a fait de travailler dans un studio si mythique ?
C’était magique.  Il y flotte encore un air des Beatles. C’était assez extraordinaire, il y  avait 43 musiciens dirigés par Gabriel Yared, qui avait composé le disque. Ça reste des séances d’enregistrement magiques, qui me marqueront à jamais.

« Qui renie ses origines n’a pas d’origines. »

Vous dites qu’aujourd’hui, l’Orient vous suit partout dans la musique, mais qu’à une époque, vous aviez un rejet de la musique arabe. Ce rejet n’est plus d’actualité, mais qu’est-ce qui l’avait provoqué ?
Quand j’ai dû brutalement quitter mon pays, à cause des bombes et des écoles fermées notamment, j’ai été arrachée à mes amis, à ma famille, et j’ai alors développé un rejet de cette langue. Je ne voulais plus en entendre parler, comme une enfant en colère contre quelqu’un qui l’a rejeté. Mais il a suffi, en arrivant à Paris, que j’entende la voix de Fairuz ( une grande chanteuse libanaise, Ndlr.) raisonner ici ou là, pour réaliser que je ne pouvais pas m’éloigner de cette langue. D’ailleurs, il y a un proverbe arabe assez extraordinaire qui dit, si je vous le traduis grossièrement : «Qui renie ses origines n’a pas d’origines.» Les origines, il faut les embrasser et les transcender, les mélanger à d’autres pays, dont votre pays d’accueil.

Avant d’être musicienne à 100%, vous avez travaillé dans la mode. Quel a été le déclic pour changer de carrière ?
La musique, l’écriture, c’était mon jardin secret. Au fond de moi, dès 6 ans, je rêvais déjà d’être sur une scène. J’avais un oncle très connu au Liban, qui avait fondé le Théâtre de Dix-Heures, donc je rêvais d’être comme lui. Il me fascinait, il m’a donné le goût de la scène. C’était mon rêve caché, mais j’ai très vite compris que mes parents ne rêvaient pas de ça pour moi, ça ne les rassurait pas. Quand je leur ai parlé de mode, ils m’ont dit que c’était OK. J’ai donc fait carrière dans la mode, même si en parallèle, je suivais des cours de théâtre, car j’ai toujours su qu’un jour, je serais sur une scène. Et puis la mode s’est arrêtée très brutalement pour moi à cause d’un accident. J’ai subi une intervention chirurgicale qui a très mal tourné, puisqu’un nerf a été sectionné et que j’ai été privée de l’usage du bras gauche avec une paralysie permanente. Comme je ne pouvais plus continuer mon métier de styliste ou de modéliste, j’ai dû m’orienter vers la seule autre chose que je savais vraiment faire et qui me passionnait, à savoir écrire des chansons, même si je ne pouvais plus jouer de guitare.

Ce qui vous a plutôt réussi. On parlait tout à l’heure de David Bowie, mais dès 2019, vous avez été la première artiste à avoir eu l’autorisation de la famille Lennon d’adapter l’une de ses chansons, How, en arabe. Et ça a plutôt bien marché !
Oui, c’était la magie des États-Unis. Le titre a été classé dans le Top 5 du Billboard Chart/New Age pendant deux mois. 

On évoquait votre connexion entre la France et le Liban. Quels sont les artistes français qui vous inspirent ?
J’aime beaucoup Camille, son audace, sa fantaisie. C’est très important pour moi qu’un artiste français sache écrire le français correctement. On a eu tendance, ces dernières années, à mettre les textes de côté. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai des origines étrangères que j’y accorde beaucoup d’importance, mais pour moi, cette langue est sacrée, et on n’a pas le droit d’y toucher si ce n’est pour l’embellir. Et ça, Camille le fait très bien. Dans la jeune génération, je dirais que Zaho de Sagazan le fait très bien aussi. C’est ce genre d’artistes que j’aime. Des artistes un peu à part et en roue libre. Des artistes libres, qui ne se soucient pas de ce qui marche ou qui ne marche pas. 

D’ailleurs, c’est ce qui vous caractérise également, puisque vous souhaitez rester dans votre univers et ne jamais vous renier…
Exactement ! À quoi on ressemble, quand on veut ressembler aux autres ? On perd beaucoup de soi. J’aime bien cette phrase : «People don’t buy what you do, they buy why you do it…» C’est-à-dire que lorsque vous faites quelque chose avec le cœur, pour une vraie raison, ça marchera. Alors ça ne marchera peut-être pas tout de suite, ce n’est peut-être pas le chemin le plus court, mais on s’en fiche ! L’important, c’est qu’un jour, il y ait une caisse de résonnance. Et puis la vie d’un artiste, ce n’est jamais un long fleuve tranquille. Alors si parfois, il y a des fulgurances, des réussites immédiates, alors génial, mais ce n’est pas la règle du jeu à la base.

J’imagine que vous avez déjà de nouveaux projets en préparation…
Complètement ! Je sais déjà dans les grandes lignes ce que sera mon prochain disque. J’ai commencé à l’écrire, je sais avec qui je veux travailler, mais c’est encore trop tôt pour en dire plus ! (Rires)

Quel serait votre consécration, votre rêve ultime ?
Peut-être que mes chansons passent encore plus à la radio. Aujourd’hui, comme je suis une artiste indépendante, je n’ai pas la même résonnance que si j’étais signée dans une grosse major. Et donc, je dois tout faire avec mes mains. Il y a bien sûr des radios qui me soutiennent, mais je pense que j’ai quelques morceaux qui mériteraient d’avoir une présence plus affirmée. Et c’est sans doute à ce moment-là que je serai le plus heureuse. Pour le moment, et c’est déjà beaucoup, j’ai l’estime du métier : Télérama, Le Figaro, Les Inrocks, Rolling Stone, c’est très bien. Je suis très heureuse et reconnaissante de ça. Mais j’aimerais maintenant élargir mon public. C’est mon rêve… 

Yara Lapidus et Gail Ann Dorsey, qui fut la bassiste attitrée de David Bowie

Elli, de Yara Lapidus, première chanson de David Bowie adaptée en langue arabe