Cette année, l’esprit libre de Nicolaï Erdman fait son grand retour sur les planches de la capitale. Après le satirique Mandat à la Tempête en mai dernier, voici Le Suicidé qui réapparaît à la Comédie Française. Ces deux œuvres, écrites il y a près d’un siècle (respectivement en 1925 et 1928), sont les seules pièces d’Erdman, un jeune auteur soviétique censuré par le régime stalinien, et finalement exilé après son arrestation par le NKVD en 1933. Son humour grinçant et les thèmes qu’il aborde (liberté individuelle, propagande politique, manipulation sociale) vont faire du Suicidé une pièce interdite par le régime et d’Erdman un poète censuré comme Essenine et Maïakovski. Disparu dans l’oubli en 1970, il laisse derrière lui une satire corrosive de la société soviétique.
Le Suicidé explore la trajectoire d’un homme qui s’accroche à la vie malgré une société qui l’oppresse. « Je veux vivre… quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre, camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe », déclare Sémione Podsékalnikov, le Suicidé d’Edman (brillamment interprété par Jérémy Lopez). Voilà la simple requête d’un homme après dix ans de régime soviétique. Réduit à une existence précaire et déshumanisée, Sémione est un chômeur ordinaire vivant aux crochets de sa femme Maria et de sa belle-mère. Il vit privé de toute intimité dans une kommunalka (un appartement communautaire soviétique). Et une nuit, rongé par la famine, il n’y tient plus et demande à sa femme de lui couper un morceau de saucisson. La requête fait éclater une dispute, réveille les voisins, et tout ce que fait Sémione est alors interprété de travers par sa famille et son entourage qui se persuadent qu’il envisage un « suicide imminent » avec ce bout de saucisson qu’ils ont pris pour un pistolet.
Tout à coup, Sémione devient quelqu’un : les différents membres de la société soviétique — le clergé, les intellectuels, les bureaucrates, les artisans — se pressent autour de lui pour tenter de convaincre le futur mort de laisser une lettre justifiant son suicide au nom de leurs intérêts et luttes personnelles. « Permettez-moi de vous expliquer pourquoi vous vous suicidez », lui assène sans beaucoup d’empathie le représentant des intellectuels. La course à la récupération est cartoonesque face à Sémione qui a de moins en moins envie de mourir !
Dans la mise en scène de Stéphane Varupenne, le burlesque gagne en puissance crescendo jusqu’au dernier acte, absolument génial d’absurdité et de trouvailles scénographiques. La peur des personnages qu’une « paranoïa » constante habite, les conduit à devenir « cyniques, opportunistes et délateurs », souligne Varupenne. Le Suicidé fait se confronter des « petites gens » pathétiques et déshumanisés, des êtres manipulés par l’Histoire. Ces personnages, privés de sens et d’idéaux, incarnent l’ironie d’un pouvoir impalpable qui les « laisse se dévorer entre eux », explique le metteur en scène. À travers ce spectacle de la cruauté, Varupenne a souhaité faire ressentir au public une tendre empathie pour ces personnages fragiles, en particulier Sémione, un héros démuni dont la phrase « je n’étais qu’un homme qui vivait comme un homme » illustre une simple humanité résistant à l’inhumanité ambiante.
Les questionnements existentiels de la pièce d’Edman ressortent puissamment dans cette nouvelle mise en scène. La satire est poussée à l’extrême. C’est pourquoi, avec l’aide d’Eric Ruf pour la scénographie, Varupenne crée un « petit théâtre de marionnettes » suggérant un monde où les personnages s’agitent « comme des souris prises au piège ». Enfin, la musique, essentielle pour Varupenne, accompagne les acteurs : ce dernier espère qu’elle servira « de contrepoint aux dialogues », reflétant l’humour et l’âpreté du texte d’Erdman et renforçant cette immersion entre grotesque, tendre et cruel.
Le Suicidé, d’Edman à la Comédie française salle Richelieu, jusqu’au 2 février 2025.