Le plan de Bruxelles pour le réarmement a franchi toutes les lignes rouges de la politique financière

Le plan de Bruxelles pour le réarmement a franchi toutes les lignes rouges de la politique financière

« Ce n’est pas l’Europe que nous connaissions. Elle a changé, presque soudainement, comme si elle était entrée dans une phase de maturité après huit décennies du projet européen », a déclaré un responsable de haut niveau de la Commission pour décrire ce qui s’est passé lors du sommet extraordinaire, jeudi dernier, lorsque les dirigeants de l’Union ont approuvé un plan de réarmement d’une valeur de 800 milliards d’euros, visant à créer un bouclier défensif contre les menaces de Moscou et l’effondrement de l’architecture de sécurité européenne en raison de l’invasion russe de l’Ukraine, ainsi que suite au tremblement de terre que le système libéral mondial a subi avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche.

Les pères fondateurs du projet européen répétaient que « l’Europe ne naîtra que du ventre des crises », car les États membres ne renonceraient à leurs compétences et à une partie de leur souveraineté que s’ils percevaient un danger imminent pour leur sécurité ou leurs intérêts vitaux communs. Après quatre-vingts ans de coopération étroite, les États-Unis ne sont plus un allié sur lequel on peut compter, tandis que le président américain se rapproche chaque jour un peu plus du maître du Kremlin, ce qui place les Européens devant un dilemme double et grave : le destin de la guerre en Ukraine et l’avenir de la sécurité européenne.

Lorsque l’Europe a mobilisé 800 milliards d’euros en 2020 pour faire face à la pandémie de COVID-19 et à ses répercussions économiques et sociales sur les États membres, elle a franchi toutes les lignes rouges qu’elle avait établies en matière de politique financière. Aujourd’hui, elle recommence, modifiant les bases mêmes du projet européen, qui a été conçu pour tourner la page de la guerre dévastatrice, refuser le réarmement et accepter la vie en paix commune.

Soudainement, toutes les priorités sociales et environnementales, au mieux des évaluations, ont cédé la place aux exigences de défense et de réarmement, et le sommet a approuvé le plan proposé par la Commission, ouvrant, pour la première fois, la voie à un emprunt commun garanti par le budget de l’Union pour l’achat et la production d’armements, et cela n’est que le début du processus.

Le club européen, né comme un projet de paix après la Seconde Guerre mondiale, entre dans une phase de transformation auparavant interdite, s’orientant vers une Union européenne de la défense face aux menaces pesant sur l’ordre international fondé sur les règles et les conventions.

Après quatre décennies consécutives de réduction des dépenses militaires dans les pays de l’Union, la fragilité des industries de défense européennes a été mise en lumière, ainsi que leur incapacité à répondre aux besoins de soutien que les États membres ont décidé d’apporter à l’Ukraine. Lorsque le partenaire américain a décidé de se retirer de l’aide militaire à la défense ukrainienne et a menacé de retirer son parapluie de protection sur ses alliés, les Européens se sont retrouvés face à deux options : suivre le consensus américano-russe, dont l’issue reste incertaine, ou opter pour l’autonomie pour assurer la défense des frontières de l’Union.

Les experts de la Commission qui ont élaboré le plan de réarmement affirment que la majeure partie de la somme allouée proviendra des budgets des États membres, et que seuls 150 milliards seront financés par l’emprunt commun. La Commission devrait soumettre dans les deux semaines suivant ce sommet une autre série de propositions pour augmenter les dépenses militaires européennes et accélérer l’investissement dans les industries de défense, et il n’est pas exclu que l’emprunt commun soit de nouveau envisagé dans un avenir proche. Certains États membres, comme la France, l’Espagne et l’Italie, demandent que les pays soient exemptés du remboursement des emprunts communs, comme cela a été le cas pendant la pandémie de COVID-19.

Le président français, Emmanuel Macron, qui a repris l’initiative sur la scène internationale après ses revers répétés sur le front intérieur, et en attendant la nomination officielle du nouveau chancelier allemand et du gouvernement de coalition promis, considère le plan de réarmement adopté lors du sommet, bien qu’important, comme insuffisant pour atteindre l’objectif d’une autonomie stratégique européenne, et souligne qu’il est nécessaire d’augmenter le financement commun pour surmonter les énormes écarts entre les capacités d’emprunt des États membres. Macron, qui mène avec le Royaume-Uni les efforts pour renforcer les capacités de défense de l’Ukraine après la guerre, a exprimé sa disposition à discuter de l’extension du parapluie nucléaire français pour protéger les partenaires européens.

Un autre signe historique de cette phase européenne est venu de Berlin, souvent considérée comme le gardien des critères de rigueur financière au sein de l’Union, qui a annoncé être prête à lever complètement les restrictions sur les dépenses militaires et a demandé à la Commission européenne que la suspension des contrôles financiers ne se limite pas à quatre ans, mais devienne une « règle d’or » sans durée déterminée.

Cette proposition allemande a trouvé un écho favorable dans plusieurs pays membres, notamment en Pologne, où le Premier ministre Donald Tusk a accueilli la proposition avec enthousiasme, en déclarant lors de la session : « Quelles étranges époques nous vivons, où la Pologne se réjouit du réarmement de l’Allemagne ». Tusk, ancien président du Conseil européen, avait résumé la situation au début du débat en affirmant : « Il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine, et la nouvelle position des États-Unis à l’égard de l’Europe, notamment la course aux armements lancée par la Russie, constituent des défis complètement nouveaux pour nous, et l’Europe doit accepter ces défis et remporter la course aux armements. »

La plupart des États membres, en particulier ceux confrontés à des difficultés économiques pour augmenter leurs dépenses militaires, espèrent que Washington réexaminera sa position vis-à-vis de l’Europe et de l’alliance défensive avec elle. Mais un autre souci planait sur les participants au sommet depuis le début, sans qu’il soit mentionné dans les discussions : cette énorme dépense pour le réarmement pourrait se faire au détriment des services de justice sociale, qui constituent la colonne vertébrale et l’essence même du projet européen, et elle pourrait constituer le dernier tremplin pour les partis d’extrême droite pour attaquer l’Union.

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