Dans un entretien exclusif accordé à Entrevue, le grand écrivain algérien Boualem Sansal ouvre les portes de son univers intellectuel, oscillant entre l’Algérie et la France. Connu pour ses œuvres à succès telles que « 2084 », il dévoile son dernier roman, « Vivre, le compte à rebours », publié aux éditions Gallimard, il invite à une exploration audacieuse de l’humain et de ses horizons infinis. Tout en évoquant les dangers du wokisme et les luttes politiques en Algérie, Boualem Sansal exprime son espoir dans le pouvoir transformateur des jeunes générations.
Entrevue : Le récit de Vivre, le compte à rebours est-il davantage inspiré par votre vie en Algérie ou vos analyses de la société française ?
Boualem Sansal : On rêve d’accéder à l’universel mais en vrai on est borné par notre environnement immédiat et le mien est quelque part entre l’Algérie et la France. Parfois ça me suffit pour vivre mais sur les grandes questions philosophiques, c’est un peu étroit, il faut aller au-delà de son petit monde.
Écrire un roman dans lequel une partie de l’humanité est sauvée par des extra-terrestres, est-ce perdre foi en l’humanité ?
Au contraire, c’est lui donner une dimension infinie, l’humanité fait partie de la vie et la vie ne se limite pas à la Terre. Comme les hommes sur terre se sont un jour rassemblés pour former des nations et l’humanité par hybridation, un jour nous rencontrerons d’autres vies hors de la terre et nous formerons avec elles des communautés à l’échelle des galaxies. C’est juste qu’il faut trouver des moyens de voyager loin et vite. C’est un problème technique. On avait trouvé le cheval pour voyager vite et loin, puis la diligence, puis le train, l’automobile, l’avion, la fusée et demain le vaisseau spatial qui ira d’une planète à l’autre, voire hors de notre Galaxie.
L’intelligence artificielle remplacera-t-elle les hommes ?
L’homme a toujours eu peur des nouvelles technologies. Quand le train a été inventé, les gens affolés l’ont refusé, il allait trop vite pour eux, 30 kilomètres/heure. Ils promulguèrent une loi limitant sa vitesse à celle du cheval au trot. On a eu peur de la voiture, de l’électricité, du téléphone, de la télévision, du smartphone, etc. C’est bête, l’homme a une formidable capacité à évoluer à s’hybrider. On va bientôt implanter dans nos cerveaux des puces intelligentes qui nous aideront à tout faire plus vite, plus fort. L’IA est une opportunité extraordinaire pour passer à l’étape suivante de la saga humaine, la conquête de l’intelligence illimitée et de l’espace infini. La terre et ses petits problèmes c’est bientôt fini. Dans un siècle elle aura disparue ou sera abandonnée, nous serons partis à la conquête de l’univers.
L’homme, pour vous, est-il sur le point de dépasser sa condition terrestre pour devenir simplement un extra-terrestre ?
Il n’a jamais cessé de la dépasser, à petits pas, à petite allure, en fonction des progrès scientifiques et surtout technologiques. Au début, ça le surprend, il rechigne puis il s’adapte et se remet à chercher à se dépasser.
Est-ce un roman de science-fiction ou d’anticipation ?
C’est un roman à clés. On peut le lire comme on veut, de la science-fiction, roman d’aventure, conte philosophique. On peut aussi le lire comme un récit. « Vivre » rapporte une histoire vraie actuelle, l’apparition d’un objet mystérieux dans notre système solaire qu’on a appelé « Omuamua » et qui nous a envoyé un signal que nous n’avons pas encore réussi à traduire. Tous les observatoires astronomiques aujourd’hui sont braqués sur lui et le suivent à la trace. C’est drôle que la presse ne se soit pas intéressée à cette affaire, elle est pourtant colossale.
Vous n’appréciez pas les idées toutes faites ; est-ce pour cette raison que vous êtes athée ?
L’athéisme n’est pas un absolu. C’est une position d’attente. Quand les croyances en cours n’arrivent à convaincre les gens de leurs vérités, on attend la révélation. En attendant, je crois à la science, au hasard, au miracle s’il n’est pas religieux.
Vous avez beaucoup écrit par le passé sur l’islamisme, aujourd’hui vous faites référence aux woke, mais le wokisme et l’islamisme sont presque des antonymes. Comment expliquez-vous cette étrange alliance entre islamistes et woke en France ?
Les peuples vivent sur des narratifs qui les ont organisés en nations avec leurs cohérences, leurs valeurs. Si un jour on vient leur dire que leur narratif, leur religion et leur histoire sont faux, on les plonge dans le désarroi et le désordre. Les wokistes sont ainsi, très manichéens, ils disent détenir la vérité et vous disent que la vôtre est fausse. Ce qu’ils font est très dangereux. Ils sont comme les islamistes qui viennent dire à tous, y compris aux musulmans, qu’ils sont des mécréants et se proposent de les corriger et de la convertir à leurs vérités.
Vous êtes une sorte de Houellebecq algérien ; vous écrivez beaucoup pour anticiper et dénoncer. Vous êtes un grand francophile, mais vous vivez toujours en Algérie. N’avez-vous jamais envisagé de vous installer en France ?
On vit très mal en Algérie, c’est sûr. Personne n’aime la dictature, la misère, la bureaucratie. J’ai toujours pensé qu’on pouvait en venir à bout, l’Algérie a des ressources extraordinaires, naturelles et humaines. A deux reprises au moins en 1988 et en 2019, les Algériens se sont révoltés et ont presque réussi à renverser la dictature. Le retour de bâton et la répression ont été terribles. La troisième révolte sera peut-être la bonne. On l’espère. Cela dit j’ai trop attendu le miracle, je suis fatigué, je sens que je ne vais pas tarder à prendre le large.
Kamel Daoud, Yasmina Khadra, vous Boualem Sansal… : l’Algérie compte tant de grands auteurs francophones. Ne pensez-vous pas que vous êtes des extraterrestres dans ce pays qui pendant la décennie noire, a vu disparaître tant d’intellectuels ?
Les intellectuels ne pèsent pas lourd dans les dictatures. Ils n’ont que les mots pour critiquer les dictatures et aucune force pour les combattre. Ce qui compte c’est le peuple, ce sont les jeunes, eux peuvent tout changer. Ils en ont le désir, il leur reste à apprendre comment passer de la révolte à la révolution, de l’éphémère au durable. Le Hirak de 2019-2020 a été une belle réussite, il a duré deux années et n’a été vaincu que la Covid qui est venu briser son élan.
Comment espérez-vous que les lecteurs réagissent à « Vivre » et quel message souhaiteriez-vous qu’ils retiennent ?
Une fois publié, le roman fait son chemin seul. Certains vont loin et d’autres font pschitt rapidement. Mes deux romans « Le Village de l’Allemand » et « 2084 » ont déjà fait un long chemin et produit leur effet. D’autres sont vite passés. L’actualité détermine dans une large mesure la carrière d’un roman, elle peut le porter ou le passer à la trappe…
Propos recueillis par Radouan Kourak