« En reconstruction mammaire, la France est mauvaise élève par rapport à d’autres pays. » Isabelle Sarfati, chirurgienne esthétique, nous dévoile les coulisses de son métier.

04 juillet, 2024 / Jerome Goulon

Chaque année en France, on dénombre 49 000 nouveaux cas de cancers du sein, contraignant plus de 20 000 femmes à subir une mastectomie. Malheureusement, seulement 5 000 à 7 000 d’entre elles se font reconstruire : soit par choix personnel, soit le plus souvent par manque de moyens. En terme de reconstruction mammaire, il faut dire que la France est plutôt mauvaise élève par rapport à d’autres pays, comme le déplore Isabelle Sarfati, chirurgienne plasticienne depuis 30 ans. Officiant aujourd’hui à l’Institut du Sein, situé à Paris, cette plasticienne de renom nous a accordés une interview afin de parler de son métier et de l’évolution des mœurs depuis trois décennies. Une entrevue passionnante dans laquelle Isabelle Sarfati nous parle de ses patientes ( et patients ! ) et des nombreux cas qu’elle soigne : augmentations et réductions mammaires, reconstructions, opérations sur des transexuels, avec des femmes voulant devenir des hommes et vice-versa…  Le quotidien de cette chirurgienne esthétique, à la fois bluffant, incroyable et émouvant, nous montre à quel point son métier peut changer ou sauver des vies. Un témoignage bouleversant à découvrir…

Jérôme  Goulon :  Depuis combien de temps êtes-vous chirurgienne ?
Dr Isabelle Sarfati : Je suis spécialiste de la chirurgie des seins depuis 30 ans. Il est important de noter, pour bien comprendre mon métier, qu’il y a plusieurs registres dans la chirurgie plastique des seins. 

Lesquels ?
Il y a bien entendu la chirurgie esthétique, avec les augmentations ou les diminutions mammaires, ainsi que les seins qui tombent et qu’on remonte. Et puis la chirurgie réparatrice: les malformations et les reconstructions après cancer du sein. 

La reconstruction mammaire ne concerne que les femmes atteintes de cancer ?
Les malformations mammaires sont assez fréquentes, avec par exemple des jeunes filles qui ont des seins tubéreux. Il s’agit d’une malformation congénitale. Les jeunes filles, au moment de la puberté, voient apparaître des seins qui ont une forme très bizarre. C’est très répandu, mais avant, elles n’osaient pas en parler ni les montrer à leurs parents. Elles ne savaient pas très bien ce qu’elles avaient et elles étaient hyper complexées. Maintenant, ça a changé, car elles retrouvent ces seins sur Internet. Elles reconnaissent leur malformation et peuvent se renseigner. Elles comprennent que ça se corrige et qu’on peut les opérer assez facilement. 

J’imagine qu’en 30 ans, la chirurgie esthétique a beaucoup évolué…
Oui. Deux choses ont changé. Premièrement, il y a une plus grande diversité. Dans les années 1980-1990, tout le monde voulait ressembler au même modèle. Toutes les filles voulaient être minces avec des grandes jambes et des seins plantureux. Aujourd’hui, les normes de beauté et les égéries sont diverses. Il y a Kim Kardashian, Beyoncé, Kate Moss, les androgynes… Il existe une diversité d’identification. Les gens se sentent mieux dans leur peau et dans leur style. 

Et la deuxième chose qui a changé avec les années ?
Aujourd’hui, beaucoup   de  femmes ont juste envie d’être bien, sans pudeur ni complexes. Virginie Despentes a dit une phrase que je trouve très drôle : « Je suis pudique par complexe ». Aujourd’hui, les gens ont envie d’être bien, juste d’assumer qui ils sont. 

Ça vous est déjà arrivé de dire non à une patiente ?
Ce n’est pas très fréquent, mais ça arrive. Ce qui me pousse à refuser, c’est quand je sais que je ne rendrai pas service à la personne, qu’elle ne sera pas contente du résultat, et qu’au lieu d’être satisfaite de ses seins, elle va être insatisfaite de la chirurgie, donc de moi. 

Vous disiez que des femmes souhaitent augmenter le volume de leurs seins tandis que d’autres veulent le réduire. Quelle est la répartition ?
Ça va vous surprendre, mais maintenant, c’est du 50/50, alors qu’il y a 20 ans, je faisais plus d’augmentations que de réductions

Quel est l’âge moyen de vos patientes ?
Je vois de tout. Mes patientes sont âgées de 14 à 90 ans… 

Des adolescentes de 14 ans ? Ce n’est pas trop jeune ?
Les patientes très jeunes viennent en général pour des malformations et les très grosses hypertrophies. Quand une fille de 14 ans a des seins qui lui arrivent au nombril ou qui pèsent 1,5 kg chacun, ça ne sert à rien d’attendre qu’ils diminuent, car ils ne vont pas diminuer. Donc oui, on peut opérer très jeune certaines malformations et hypertrophies mammaires.

Les femmes qui viennent vous voir suite à un cancer, ça représente une grosse proportion de vos patientes ?
Environ 50%…

Seulement 20% ou 30% de femmes qui ont eu un cancer font de la reconstruction mammaire. C’est peu… 
C’est très faible en effet. En reconstruction mammaire, la France est mauvaise élève par rapport à d’autres pays. Après, il y a deux groupes de femmes qui ne se font pas reconstruire. Il y a les femmes qui ne veulent pas de reconstruction, car elles jugent qu’elles sont bien dans leur peau et qu’elles ont suffisamment vu les médecins pendant leur cancer. Elles ne veulent donc plus entendre parler de chirurgie. Et puis il y a les femmes qui ne trouvent personne pour les reconstruire ou qui n’ont pas les moyens de payer des dépassements d’honoraires pour une reconstruction dans le privé.

C’est une question d’argent ?
Pas uniquement. Les reconstructeurs de seins se trouvent beaucoup dans les grandes villes. Il n’y a pas de plasticiens partout. 

La reconstruction mammaire n’est pas prise en charge par la sécurité sociale ? 
C’est pris en charge à 100%, mais sur la base du tarif de l’Assurance Maladie, qui ne reflète pas le coût réel. Pour une reconstruction mammaire, la sécu paye environ 225 euros pour une intervention d’environ deux heures et les 3 semaines de surveillance post-opératoire. Il y a donc un reste à charge important pour les patientes.

Quel est le prix d’une reconstruction mammaire ?
Dans le privé, une reconstruction mammaire coûte entre 2 000 et 4 000 euros en sachant qu’il y a souvent 2 interventions et une reconstruction de l’aréole et du mamelon.

Et dans le public ?
Dans le service public, c’est gratuit. À l’hôpital ou dans les centres cancéreux, quand on fait une reconstruction mammaire, elle est intégralement prise en charge par la sécurité sociale et il n’y a pas de reste à charge. Le problème, c’est qu’il y a embouteillage. Le délai d’attente peut aller de 6 mois à un an et ça s’est beaucoup aggravé depuis le Covid.

Qu’est-ce que vous auriez envie de dire aux femmes qui ne veulent pas attendre qu’une place se libère dans le public et qui n’ont pas les moyens d’aller dans le privé ?
Il n’y a pas grand-chose à dire. On est en train de travailler sur la création d’une fondation où l’on recueillerait de l’argent de donateurs afin de prendre en charge des reconstructions dans le privé…

Des femmes se rendent à l’étranger pour payer moins cher. Quels sont les pièges à éviter ?
Vous parlez de la chirurgie esthétique. Le problème du tourisme chirurgical n’est pas tellement le niveau des plasticiens, c’est surtout le suivi. Le suivi postopératoire est d’au moins un mois ou deux. Il peut arriver des complications au bout de 15 jours, 3 semaines, un mois, ou tout simplement une insatisfaction de résultat. Et être loin de son chirurgien en post-op, c’est dommageable. 

Autre sujet. Vous opérez également des femmes qui veulent devenir des hommes. Parlez-nous de ça…
Il y a deux types de chirurgie sur les transexuels. Quand ce sont des trans hommes, c’est-à-dire des femmes qui veulent devenir des hommes, ça consiste à enlever la poitrine. À l’inverse, quand ce sont des hommes qui veulent devenir des femmes, ça consiste à mettre des prothèses. Je fais les deux.

On parle beaucoup des trans en ce moment. C’est un phénomène nouveau ou ça existe depuis toujours ?
Ça existe depuis toujours, mais ça a en effet pris des proportions   extrêmement importantes. Il y a 30 ans, j’opérais un ou deux transexuels par an. Aujourd’hui, j’en vois plusieurs par semaine. Le nombre de demandes des transexuels a clairement explosé. 

Les trans sont souvent pointés du doigt, mais on ne se rend peut-être pas compte de la souffrance de ces personnes. Vous la ressentez ?
La chirurgie esthétique n’est pas une consommation exclusivement liée à la souffrance. Il y a aussi du désir, du plaisir. Il y a peut-être la souffrance de ne pas être né dans le corps que l’on souhaiterait, mais il y a aussi le désir de l’autre corps. Et je préfère le désir à la souffrance. La chirurgie esthétique, c’est l’expression d’une liberté individuelle. 

Ce sont principalement des femmes qui veulent devenir des hommes, ou l’inverse ?
Il y a 75% des transexuels qui sont des femmes voulant devenir des hommes. Il y a chez eux la souffrance d’avoir des seins, mais il y a aussi le désir d’avoir un torse plat. 

Ça arrive que des patients trans regrettent ?
C’est notre terreur. À chaque fois qu’on opère un transsexuel, on est terrifié à l’idée qu’il regrette sa décision. Et évidemment, on est d’autant plus terrifié s’ils sont jeunes…

C’est quoi la moyenne d’âge de ces patients ?
Il y a de tout. Je n’opère pas du tout de mineurs, mais je vois des patients de 20 à 75 ans. Les patients de 20 ans me font plus peur que ceux de 75 ans. 

Pourquoi ?
J’ai toujours peur que les patients jeunes viennent me voir quelques années après l’opération en me disant : « Vous m’avez vu dans un moment d’égarement, vous êtes médecin, vous n’avez pas diagnostiqué mon désarroi, vous n’avez pas diagnostiqué le fait que je n’étais pas en état de prendre une décision, vous m’avez opéré, mais vous m’avez mutilé ». 

Et ça vous est-il déjà arrivé ?
Non. Je dois admettre que parmi ceux que nous avons opérés à l’institut du sein, pour l’instant, personne ne nous a signifié qu’il regrettait son intervention. 

Y  a-t-il un délai de réflexion minimum imposé pour une intervention ?
C’est du cas par cas, on ne peut pas juger. Pour schématiser, il y a deux situations complètement   différentes. Si je vois quelqu’un qui a 25 ans, qui est suivi depuis l’âge de 6 ans, qui voit un endocrinologue, qui est sous traitement hormonal, qui est suivi par un psychiatre, tout ça est très cohérent. Je n’ai pas vraiment à imposer de délai. C’est évident que je suis dans la suite logique de ce qu’il se passe depuis le début. 

Et l’autre situation ?
Si je vois un jeune adulte qui ne se posait pas de question avant l’âge de 12-13 ans, qui n’est pas suivi par un endocrinologue, qui n’est pas suivi par un psy, je suis dans une situation qui est radicalement différente. Là, je suis en première ligne. S’il n’y a pas d’autre médecin qui a travaillé avec cette personne et qui a fouillé ses motivations, je vais plus me méfier, je vais imposer plus de délais, je vais discuter, demander des avis…

Y a-t-il un retour en arrière possible ?
Il y a toujours un retour en arrière possible. Puisqu’on fait des reconstructions après un cancer, on peut faire des reconstructions. Mais parfois, c’est compliqué quand même. Ça laisse des cicatrices. 

Des cicatrices, il y en a dans tous les cas…
Oui, mais quand on a des cicatrices parce que quelqu’un nous a sauvé la vie pour un cancer, c’est autre chose que si on a des cicatrices parce qu’on a eu un moment d’égarement à l’âge de 20 ans. On va le vivre de façon totalement différente. Dans un cas on va se dire : « On m’a sauvé la vie », et dans l’autre cas, on va penser : « On m’a mutilé, on a abusé de moi ». C’est la dernière chose dont je veux être responsable. 

Pour terminer, qu’aimeriez-vous ajouter ?
La chirurgie esthétique, c’est une prise de pouvoir par rapport à des fatalités comme la génétique, le destin, le temps qui passe, les  accidents de la vie. Et je trouve qu’il y a quelque chose d’assez libérateur dans cette prise de pouvoir sur sa vie, sur son corps, son apparence. C’est pour ça qu’on voit de plus en plus de personnes qui décident que c’est leur corps, que c’est à elles qui elles de décider. 

C’est bénéfique ?
Avoir du pouvoir sur son apparence et la liberté d’en user je crois que c’est bénéfique, en tout cas ça l’est pour moi. Se sentir un peu auteur de ce qu’on est, y pouvoir quelque chose, ça me semble rassurant et gai. La chirurgie plastique n’est jamais une obligation, c’est un outil à la disposition de ceux ou celles qui en ont besoin ou envie. C’est l’expression de la liberté individuelle et de la propriété de son corps. De ce point de vue les interventions des transexuels sont une expression ultime de cette liberté. Il est intéressant de voir que cette vague de chirurgie transexuelle touche simultanément quasiment tous les pays occidentaux et que des pays comme la Russie, la Chine ou les pays arabes y voient un signe de la décadence de l’occident.