Il y a vingt ans, l’Espagne a adopté une loi pour lutter contre la violence à l’égard des femmes. Pourtant, malgré cette législation pionnière, les agressions et les comportements machistes persistent, tandis que les militantes féministes dénoncent ce qu’elles considèrent comme l’inaction et le silence des hommes.
L’avocate et militante Altamira Gonzalo explique que la loi de lutte contre la violence basée sur le genre, entrée en vigueur en janvier 2005, « ne visait pas seulement à punir le comportement violent des hommes envers leurs partenaires, mais aussi à saper la structure patriarcale de la société ».
Cette législation a été « la première loi européenne à inclure différentes mesures pour transformer l’éducation, le système de santé et les messages publicitaires, c’est-à-dire tous les aspects de la vie qui reflètent les inégalités entre les hommes et les femmes », souligne cette avocate. Jeudi dernier, elle a reçu à Madrid le prix de l’égalité du barreau espagnol, aux côtés des avocats français Stéphane Babonneau et Antoine Camus, défenseurs de la Française Gisèle Beliako.
Cette septuagénaire, qui a été droguée et violée pendant des années par son mari et des dizaines d’hommes recrutés en ligne, est devenue une icône féministe mondiale à la fin de 2024, notamment pour avoir refusé que le procès de ses violeurs à Avignon se déroule à huis clos, afin que la « honte » passe de la victime à l’agresseur.
En Espagne, le meurtre d’Ana Orantes a particulièrement marqué les esprits et éveillé la conscience collective face aux violences faites aux femmes. Cette femme, brûlée vive par son ex-mari à l’âge de soixante ans, avait dénoncé à plusieurs reprises les violences qu’elle subissait à la télévision et auprès des autorités en 1997.
Quelques années plus tard, le Parlement espagnol a adopté à l’unanimité une loi qui a inspiré d’autres pays, en classant pour la première fois la violence de genre comme une violation des droits humains.
Un « virus »
Cette loi prévoit un arsenal complet de mesures de protection, notamment des tribunaux spécialisés, des procédures judiciaires activées même sans plainte de la victime, une aide juridique gratuite, des bracelets électroniques empêchant l’agresseur de s’approcher de sa victime, ainsi que des solutions de logement d’urgence pour les femmes en danger.
Ces dispositifs ont contribué à réduire le nombre de féminicides en Espagne : en 2024, 48 femmes ont été tuées par leur compagnon ou ex-compagnon, soit le chiffre le plus bas depuis le début du recensement de ces crimes en 2008. Cette année-là, un record de 76 féminicides avait été enregistré.
Mais pour les travailleurs de terrain espagnols, même un seul féminicide reste « inacceptable », affirme Manuela Carmena, ancienne juge et maire de Madrid entre 2015 et 2019.
Elle précise que « la loi a cherché à faire beaucoup pour protéger les femmes, mais il reste encore énormément à faire pour les hommes ». Selon elle, « il faut mettre l’accent sur leur comportement machiste répugnant. Ils doivent agir et dénoncer ces attitudes. »
Le ministre espagnol de l’Égalité, Ana Redondo, a récemment déclaré que la société espagnole souffre encore d’un « patriarcat massif », comparant le problème à un « virus dans la société », qui se propage notamment sur les réseaux sociaux.
Le Premier ministre Pedro Sánchez a lui-même évoqué l’inaction des hommes. Lors d’un événement marquant les vingt ans de la loi contre la violence de genre, il a déclaré : « Il y a un silence que nous devons encore briser, surtout aujourd’hui : le silence des hommes. »
Il s’est également interrogé : « Sous quelle couche de silence le viol de Gisèle Beliako a-t-il été dissimulé pendant des années ? » Combien d’hommes savaient et se sont tus ? »
Une nouvelle forme de violence
Altamira Gonzalo, également membre de l’Observatoire national contre la violence de genre, souligne que « la violence sexuelle en Espagne est encore largement sous-déclarée ».
Comme de nombreuses militantes féministes, elle exprime une profonde frustration face à la condamnation jugée trop clémente de l’ex-président de la Fédération espagnole de football, Luis Rubiales, qui n’a écopé que d’une simple amende pour agression sexuelle après avoir embrassé de force la joueuse de football Jenni Hermoso.
Cependant, elle estime que la loi « reste efficace, car elle a permis à plus de trois millions de femmes de dénoncer des faits et de sortir d’une situation de violence ».
Vingt ans après son adoption, les autorités espagnoles continuent d’élargir le champ d’application de la loi pour inclure de nouvelles formes de violence, telles que la violence numérique, économique ou encore la violence indirecte, qui consiste à s’en prendre aux enfants pour faire souffrir leur mère.