En octobre dernier, les terribles attaques menées par le Hamas contre des civils en Israël ont relancé le débat sur le financement du terrorisme. En France, de nombreuses voix se sont en effet élevées contre des États «amis» avec la France, tel que le Qatar, accusés d’apporter une contribution financière à des organisations terroristes. Pourtant, il n’est pas forcément nécessaire d’aller aussi loin. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le contribuable français finance lui aussi le terrorisme, à son insu. Ce scandale est révélé par Nathalie Goulet, sénatrice de l’Orne et auteur de L’Abécédaire du financement du terrorisme. Depuis plusieurs années, elle dénonce des failles dans notre système qui font de chaque citoyen français un complice involontaire du terrorisme. Les revenus issus de canaux aussi divers qu’insoupçonnés, tels que la contrefaçon ou les subventions accordées aux associations, vont en effet directement dans la poche d’organisations criminelles ou terroristes. Le tout sous le regard impuissant, voire passif, de la Cour des comptes et des politiques, qui semblent manquer de courage pour endiguer ce fléau malgré de nombreuses mises en garde. Révoltée par ce scandale, la sénatrice Nathalie Goulet lance l’alerte et nous a livré en décembre dernier dans Entrevue une interview édifiante sur les dessous du financement du terrorisme… Nous vous proposons de (re) découvrir ici l’intégralité de cette interview.
Entrevue : Vous avez beaucoup étudié la question du financement du terrorisme, dont finalement, on parle assez peu. Pour Entrevue, pouvez-vous nous éclairer ?
Nathalie Goulet : Les terroristes utilisent les mêmes circuits que ceux de la criminalité organisée et de la délinquance financière. Pas surprenant, dès lors que dans les moyens de financement, on retrouve l’arsenal de la grande délinquance : blanchiment d’argent, corruption, trafic de drogue ou d’êtres humains, trafic d’œuvres d’art, trafic d’armes, enlèvements… Tout est bon pour que l’argent sale finance des actions terroristes. Et nous parlons de montants très importants …
Justement, quand on parle d’argent sale, de quels montants on parle ?
Pour le trafic de drogue, les bénéfices sont de l’ordre de 200 milliards de dollars, et le blanchiment d’argent sale 150 milliards. Le trafic d’êtres humains génère lui 150 milliards de dollars de revenus. La piraterie représente 24 milliards de pertes pour l’économie mondiale, et le kidnapping a généré 125 millions de dollars entre 2008 et 2014 dans le monde.
Et cet argent sale finance le terrorisme ?
Oui. J’ai écrit un livre sous forme d’abécédaire du financement du terrorisme. Les moyens de financement sont multiples, difficile d’en sélectionner certains plutôt que d’autres. Je vais quand même essayer. Savez-vous par exemple que nous finançons le terrorisme sans que nous nous en doutions. Le contribuable ne le sait pas, mais nos impôts servent, en France et en Europe, à financer le terrorisme !
« Le contribuable ne le sait pas, mais nos impôts servent, en France et en Europe, à financer le terrorisme ! »
Ça paraît inimaginable…
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le contribuable, français ou non, peut, sans le savoir et surtout sans le vouloir, financer le terrorisme, par le biais notamment de la défiscalisation des dons offerte à certaines structures associatives en lien avec des organisations terroristes. La question du financement des associations et de leur contrôle est un véritable serpent de mer. Néanmoins, elle doit être posée. Le nombre d’associations estimées actives en France est de plus de 1,5 million, elles animent nos territoires et la coopération internationale. L’effort budgétaire consenti par l’État en leur faveur est important : environ 11 milliards d’euros de subventions, et 4,3 milliards d’euros de dépenses fiscales. Il y a donc beaucoup de fraude et d’abus.
Et ces avantages fiscaux ne sont pas soumis à certains contrôles ?
Le législateur hésite à s’y attaquer de peur de contrarier les pêcheurs à la ligne ou l’association de joueurs de boules de tel ou tel village de l’Orne. La publication des comptes annuels et du rapport du commissaire aux comptes n’est donc obligatoire qu’à compter d’un seuil de 153 000 euros de dons ou de subventions.
Donc pour résumer, ceux qui financent des associations ont des avantages fiscaux, perçoivent des subventions, le tout sans que personne n’ait à rendre de comptes ?
C’est exactement cela ! Parlons un peu technique. Vous allez comprendre, c’est très simple, il y a la théorie et la pratique. L’article 238 bis du CGI permet à une entreprise assujettie à l’impôt sur les sociétés ou sur le revenu de bénéficier d’une réduction d’impôt au titre de ses dons aux œuvres. L’article 200 du CGI prévoit cette même réduction d’impôt sur le revenu pour les contribuables particuliers domiciliés en France.
Dans les faits, cela se traduit par quoi ?
Le schéma est très simple. Vous versez 100 euros à une association. Elle vous délivre un certificat CERFA pouvant aller jusqu’à une déduction fiscale de 75%. Donc vous recevez une déduction de 75 euros de vos impôts. Mais ces 75 euros ne contribueront pas au financement des écoles, des routes, de la sécurité ou autre. Et ces 75 euros pèseront sur tous les contribuables.
Il ne faudrait malgré tout pas oublier les nombreuses associations qui sont utiles et qui méritent d’être aidées…
Évidemment. Ces dispositions fiscales, très prisées en matière de soutien aux monuments historiques et autres activités caritatives, sont naturellement utilisées par les associations culturelles, et c’est bien sûr légitime, car une partie de leurs activités relèvent d’opérations d’intérêt général. Il est normal que la solidarité nationale soit mise à contribution pour des œuvres ou des actions d’intérêt général, mais je suis moins persuadée qu’elle doive l’être pour des intérêts particuliers.
« Il existe des associations qui collectent de l’argent pour l’armée israélienne et qui proposent une défiscalisation. »
À quoi pensez-vous en disant cela ?
Par exemple, je dénonçais le 16 mai 2019, lors d’une question d’actualité au gouvernement, la déduction fiscale annoncée pour un dîner caritatif offert pour soutenir une école d’oulémas en Mauritanie. Comme je l’ai expliqué, cela revient à faire payer le contribuable à son insu. Moi, en tant que contribuable, je n’ai pas envie de financer à mon insu un dîner pour une école d’oulémas fréristes en Mauritanie…
Et il n’y a aucun garde-fou ?
La Cour des comptes s’est émue du laxisme en la matière, dans le cadre d’un référé le 8 décembre 2020 recommandant plus de contrôles, prévus par « les dispositions de l’article 14A du CGI », à savoir un véritable contrôle des déductions faites au profit d’associations et d’autres bénéficiaires. Mais il est admis que le taux de contrôle avoisine zéro. Cette disposition fiscale est donc une vraie passoire. La question est de savoir ce qui motive tant de négligence.
Et cette négligence est valable pour tout le monde ?
Il faut, pour être tout à fait honnête, noter un certain éclectisme dans ces pratiques et leur tolérance. Ainsi, les collectes de fonds avec droit à défiscalisation se font aussi bien pour des écoles coraniques que pour les institutions chrétiennes, presbytériennes, arméniennes ou autres. C’est sans doute la raison pour laquelle les gouvernements hésitent à y mettre bon ordre. Par exemple, il existe des associations qui collectent de l’argent pour l’armée israélienne et qui proposent une défiscalisation alors que le ministère du Budget a déjà précisé que ce type de dons n’était pas défiscalisable.
Cela vous choque que l’on puisse aider une armée étrangère ?
On peut soutenir à titre personnel une armée étrangère, mais il est moins admissible que le contribuable français y contribue par des déductions fiscales, comme je viens de le décrire, sans aucun contrôle.Il en va de même pour des associations qui financent, par exemple les Frères musulmans ou des écoles fréristes ( qui encouragent les élèves à porter ces vêtements religieux pour braver la loi de 2004 sur la laïcité à l’école, Ndlr. ). Ce système n’est pas tenable, indépendamment du sujet des collectes ou de leur bien-fondé.
La Cour des comptes n’est-elle pas censée réguler tout cela ?
Les rappels de la Cour des comptes ne servent à rien, ceux des parlementaires non plus. Notre système est à la dérive par manque de courage politique et par manque de moyens humains pour s’y atteler.
Donc pour résumer, le contribuable finance des causes pas forcément acceptables et aussi le terrorisme ?
C’est assez bien résumé. Disons que oui, le contribuable peut financer le terrorisme. À partir du moment où les niches fiscales ne sont pas contrôlées, les économies des uns pèsent sur les charges des autres contribuables. C’est ainsi que sans le vouloir, et sans le savoir, je finance les Frères musulmans et vous aussi !
Et c’est valable dans toute l’Europe ?
La question se pose de la même façon sur le plan européen. La Commission européenne finance des associations sans le moindre contrôle. C’est le cas pour celles qui lancent des campagnes pour l’égalité ou le sport, arborant des jeunes filles qui portent le voile, à l’heure où les jeunes iraniennes meurent pour s’en affranchir. Quel détestable signal !
« Notre système est à la dérive par manque de courage politique… »
Avez-vous d’autres exemples ?
Oui, hélas beaucoup. Un autre exemple mal connu est le financement par le biais de la contrefaçon. En achetant une fausse chemise au crocodile sur un marché marocain ou turc, un sac de marque contrefait sur une plage du sud de l’Espagne, ou des chaussures de sport de marque « tombées du camion » à un très bon prix, vous financez peut-être sans le savoir un réseau terroriste et, en tous les cas, vous encouragez les organisations criminelles à fabriquer ces produits contrefaits.
Dites-nous en plus…
En décembre 2021, l’Unifab ( Union des fabricants pour la protection internationale de la propriété intellectuelle ) estimait que le volume du commerce international de produits contrefaits et piratés s’élevait à 464 milliards de dollars, soit 2,5 % du commerce mondial en 2019. La même année, l’importation de produits contrefaits au sein de l’Union européenne a représenté près de 134 milliards de dollars, soit 6 % des importations sur le territoire européen. En 2020, le nombre de saisies des douanes pour contrefaçons s’est élevé à 5,6 millions d’articles.
Mais quel est le rapport entre la contrefaçon et le terrorisme ?
La contrefaçon est devenue menaçante pour deux raisons essentielles : ce type de délit est difficile à traquer dans une économie mondialisée. C’est l’activité criminelle la plus lucrative et la moins sanctionnée. En effet, la contrefaçon est à ce jour la deuxième source de revenus criminels dans le monde. Et il se trouve que les réseaux terroristes organisent désormais la fabrication et la distribution de produits contrefaits pour alimenter leurs opérations. Il a été prouvé, lors de l’enquête sur les attentats de Paris, en janvier 2015, que les frères Kouachi s’étaient livrés au trafic de chaussures de sport pour financer leurs opérations. De même, le quartier de Molenbeek en Belgique, au cœur des enquêtes des attentats du 13 novembre 2015, est bien connu depuis plusieurs années pour être le théâtre de nombreuses saisies de contrefaçons, car c’est une plaque tournante importante de ce trafic.
La contrefaçon finance donc le terrorisme ?
Oui. Ce trafic de contrefaçons offre aux terroristes, parfois isolés, la possibilité de se financer rapidement tout en passant inaperçu, et il devient un choix logique pour ces derniers.
Et pourquoi la contrefaçon plutôt que le trafic de drogue, par exemple ?
La contrefaçon est l’une des activités criminelles qui rapporte le plus d’argent aux organisations terroristes. Là où le trafic de produits stupéfiants rapporte 200 % de profit, un contrefacteur de médicaments fait un bénéfice net de 2 000 %. Pourquoi prendrait-il alors des risques dans le trafic de drogue alors que la fabrication de produits contrefaits lui rapporterait dix fois plus ? En plus de ça, la contrefaçon est trop faiblement sanctionnée. Ce trafic est de plus encouragé par Internet, car sa législation est trop permissive. Des dizaines de sites et de comptes Facebook vous proposent des sacs Hermes, Chanel ou des montres Rolex à des prix défiant toute concurrence, mais aussi en toute illégalité au nez et à la barbe de toutes les autorités.
Avez-vous un exemple précis, pour que l’on comprenne bien ?
Il a été établi que l’ETA contrôlait le trafic de vêtements et de sacs dans le sud de l’Espagne. Pensez-y en achetant une fausse écharpe Vuitton ou un faux sac Gucci en vous promenant au Rastro ( marché aux puces de Puerto Banus, Ndlr. ). Autre exemple : les Forces armées révolutionnaires de Colombie ( Farc ) se sont spécialisées dans la fraude aux faux CD et le trafic de cigarettes. En Irlande, l’IRA ne rechignait pas à se financer grâce aux contrefaçons de cigarettes et de médicaments.
J’imagine que les autorités sont au courant de cela…
Bien sûr. L’Unifab, dans son rapport de 2016, dressait un tableau effrayant de la situation du financement du terrorisme via le trafic de produits contrefaits : le rôle joué par la contrefaçon dans le financement du Hezbollah a été maintes fois démontré, tout comme les intérêts communs dans ce trafic avec le groupe terroriste Al Barakat au Brésil, en Argentine et au Paraguay.
Et comment cela fonctionnait ?
Les contrefaçons, envoyées dans un premier temps dans une zone de libre-échange en Amérique du Sud par le Hezbollah, étaient ensuite introduites en contrebande dans un pays tiers, afin d’éviter les droits d’importation, puis revendues à travers un réseau de sympathisants et de militants originaires du Moyen-Orient. Les sommes générées par cette activité étaient ensuite remises au Hezbollah.
Ces réseaux n’ont pas été inquiétés ?
Si. Aux États-Unis, les autorités fédérales ont démantelé en 2000, dans le cadre de l’opération « Smokescreen », un vaste réseau de financement du Hezbollah par la contrebande de cigarettes et la contrefaçon de timbres fiscaux, mis en place par Mohamad Youssef Hammoud, résidant de Caroline du Nord. Les profits étaient transférés aux leaders du Hezbollah au Liban. Le trafic aurait rapporté au moins 8 millions de dollars. En octobre 2003, les autorités libanaises ont découvert à Beyrouth des conteneurs remplis de plaquettes de frein et d’amortisseurs contrefaits d’une valeur de un million d’euros. L’enquête a révélé que les profits de la livraison étaient destinés à des sympathisants du Hezbollah.
« La contrefaçon est l’une des activités criminelles qui rapporte le plus d’argent aux organisations terroristes. »
Des contrefaçons de pièces détachées de voitures qui financent le Hezbollah, on est loin de s’imaginer tout ça…
Et ce n’est pas tout. En 2004, l’US Intelligence, en remontant la piste de profits tirés de la vente de CD contrefaits partis du Paraguay, a également constaté l’implication d’une cellule du Hezbollah. Pour tous ceux qui achetaient un faux CD de Madonna à Beyrouth, il y avait de fortes chances qu’il ait été pressé à Brital pour le compte du Hezbollah . Selon le Vancouver Sun, qui aurait eu accès aux documents de l’inculpation, une partie des 500 000 dollars mensuels liés aux trafics était reversée au Hezbollah.
À vous écouter, les exemples sont sans fin…
Oui. Autre cas : le Lashkar-e-Toiba, au Pakistan, est l’auteur des attentats de 2008 à Bombay. Selon des sources officielles pakistanaises, 15 à 20% du budget des groupes terroristes présents au Waziristan seraient assurés par la contrebande et la contrefaçon de cigarettes, comme l’a relevé le journal Marianne, le 3 novembre 2021.
Tous les produits de consommation semblent concernés par ce fléau…
Oui. En Afrique, Al-Qaïda a exploité certaines failles. Lors de la pandémie de Covid-19, les criminels ont pu exploiter cette période pour développer leurs activités illicites. Le président d’Interpol a déclaré en octobre 2021, lors de la 14e Conférence Internationale sur la répression des atteintes à la propriété intellectuelle, que cela allait « de la création de site web et de comptes de réseaux sociaux prétendant vendre des équipements de protection et de fournitures médicales, à la fabrication et la distribution de faux vaccins ». Il y a aussi l’exemple de l’Inla ( Irish National Liberation Army ), qui a généré des dizaines de milliers de livres chaque mois grâce à la vente de vêtements contrefaits sur les marchés de Noël de 2019. En juillet et février de la même année, l’Inla avait déjà été saisie d’armes à feu et d’environ 30 000 cigarettes contrefaites. Il y a un véritable essor du terrorisme mafieux. Et aujourd’hui, les risques accrus par l’utilisation des monnaies virtuelles…
Les cryptomonnaies sont une aubaine pour les organisations criminelles ?
Évidemment. Comme le disait Louise Shelley, professeure d’université en Virginie et directrice du Terrorism, Transnational Crime and Corruption Center, « les groupes terroristes sont habiles avec les nouvelles technologies et se sont récemment appuyés davantage sur les cryptomonnaies pour faciliter le commerce illicite d’armes, de drogues, de produits contrefaits, le tout afin d’accroître leur anonymat et de réduire les risques liés à ces activités. » Par ailleurs, le groupe Rand démontre dans une étude récente que les monnaies virtuelles facilitent le financement des activités des groupes terroristes et leur commerce illicite de marchandises, notamment les cigarettes…
Le trafic de cigarettes est en constante progression ?
Il y a eu une explosion de la consommation de fausses cigarettes en 2020, qui a progressé de 609 % sur le territoire national. C’est un véritable terrain de jeu des organisations criminelles. La contrefaçon de cigarettes représente un manque à gagner fiscal de l’ordre de 2,5 milliards d’euros et une source de revenus illicites de 1,5 milliard d’euros par an. Et ces revenus sont bien souvent utilisés pour financer d’autres activités illicites, voire terroristes.
Tout cela est bien effrayant…
Oui, je vous l’accorde ! il ne vous reste plus qu’à lire mon livre, L’Abécédaire du Financement du terrorisme…