Didier Decleve travaille au Cimetière Parisien de Pantin. Pour avoir dénoncé à sa hiérarchie des exhumations de corps ne respectant pas les défunts, il est victime d’une vendetta de sa direction. Écœuré, il veut dénoncer ce scandale dans Entrevue !
Jérôme Goulon : Vous travaillez-au Cimetière Parisien de Pantin depuis longtemps ?
Didier Decleve : Je travaille pour la Mairie de Paris depuis 16 ans. J’ai commencé comme fossoyeur, et depuis 2011, je suis gardien au Cimetière Parisien de Pantin. J’ai fait des inhumations, des exhumations et aussi de l’accueil du public. C’est le plus grand cimetière de France, il fait 107 hectares.
Et vous avez donc des choses à dénoncer ?
Oui. Tout a commencé un peu avant le Covid. J’ai remarqué qu’il y avait des problèmes au niveau des exhumations.
C’est-à-dire ?
Je me suis aperçu que beaucoup de mes collègues sortaient énormément de corps en très peu de temps. Les exhumations se font le matin, entre 9h00 et 12h00. Pour vous donner une idée, quand moi je sortais 8 corps, des collègues se vantaient d’en sortir 30 ou 40 par jour. C’ est beaucoup.
Pour qu’on comprenne bien, pourquoi ces corps sont-ils exhumés ?
Ce sont des exhumations administratives. Une place dans un cimetière, c’est un peu comme une location. Quand une concession arrive à échéance, si la famille ne renouvelle pas, on exhume les corps pour faire de la place.
Il y a un délai de grâce ?
Sur une concession de 10 ans par exemple, la famille a deux ans pour renouveler. Au-delà de ce délai, le corps est exhumé.
Que deviennent les corps ?
Jusqu’en 2018, les corps étaient incinérés. Mais comme il y a eu beaucoup de soucis, les corps sont désormais stockés, une partie dans les sous-sols du Père-Lachaise et une autre partie dans un nouveau bâtiment, au cimetière de Thiais. Les corps sont stockés dans des boîtes, qu’on appelle des reliquaires. Ce sont des cercueils qui font 70x 60 cm.
Pour en revenir à ces exhumations que vous dénoncez, qu’est-ce qui vous a choqué ?
Suite au Covid, on a eu besoin de places. Les exhumations ont été accélérées. Le problème, c’est qu’on avait de moins en moins de personnel pour le faire et de plus en plus d’exhumations à effectuer. Des collègues arrivaient malgré tout à retirer une trentaine de corps par jour, ce qui est énorme. Certains gardiens incitent les fossoyeurs à exhumer un maximum de corps… Un matin, j’ai demandé à voir comment ils faisaient, et c’est là que je me suis aperçu que des fossoyeurs déterraient les corps en creusant à la machine.
Et c’est un problème ?
Bien sûr. En creusant, au lieu de s’arrêter sur le cercueil et de prendre le corps décemment, comme la procédure et la déontologie l’exigent, les fossoyeurs exhument les corps à la pelleteuse pour aller plus vite et gagner plus !
Ils ne sont pas censés procéder comme ça ?
Non. Les fossoyeurs sont censés prendre les corps ou les ossements avec respect et les mettre dans une boîte délicatement. Au lieu de ça, j’ai vu des fossoyeurs jeter les ossements sans aucun respect.
Et comment avez-vous réagi ?
J’ai prévenu le conservateur du cimetière qu’il y avait des atteintes à l’intégrité des corps des défunts, et je lui ai demandé des explications. Mais ça s’est retourné contre moi.
La direction n’a pas apprécié que vous mettiez le doigt sur ce problème ?
Pas du tout ! J’ai aussi révélé que des employés n’étaient pas habilités à exhumer des corps, mais le faisaient quand même. Il faut savoir qu’on touche 1,60 € ou 1,80 € par corps exhumé. Donc si un employé exhume 20 ou 30 corps en une matinée, ça lui fait entre 30 et 50 euros supplémentaires en plus sur sa paye.
Combien sont payés les fossoyeurs ?
Environ 1 800 euros nets. Donc beaucoup d’agents non qualifiés font des exhumations, car ça rapporte pas mal d’argent en plus.
Il y a beaucoup de tombes juives à Pantin. Elles sont concernées par ces exhumations ?
Oui. À Pantin, énormément de défunts sont de la communauté israélite, des exhumations « sauvages » ont donc lieu sur cette zone.
Vous avez ressenti de l’antisémitisme ?
Vu le discours que j’ai entendu d’un responsable, on peut se poser des questions. Par exemple, on avait demandé des bottes pour éviter de se salir et de présenter sales devant les gens. Un responsable a alors fait une mauvaise vanne, en disant que les bottes rappelleraient les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. Je n’ai pas très ça très drôle… Surtout dans un cimetière…
On se souvient qu’en 2017, il y avait eu un scandale avec des tombes profanées au Cimetière Parisien de Pantin…
Oui, un fossoyeur du cimetière récupérait des dents en or et des bijoux quand il faisait des exhumations administratives. Il a été pris en flagrant délit par la police.
Ça existe encore ?
Les vols de dents en or sur des défunts existent toujours ! L’un des fossoyeurs mis en cause à l’époque avait avoué que c’était une pratique courante. Mais il n’a pas été condamné, car le juge a dit que dans la mesure où c’était fait pendant une exhumation et que les défunts exhumés n’avaient plus de famille, les objets trouvés tombaient dans le domaine public…
Ça paraît dingue. On peut donc piller légalement des défunts ?
En fait, le fossoyeur qui a été inquiété par la justice avait profané une tombe pour voler, et ça, c’est bel et bien interdit. En revanche, les fossoyeurs qui volent des objets lors d’une exhumation administrative ne sont pas inquiétés…
Revenons à votre cas. Quelles ont été les conséquences pour vous après que vous ayez dénoncé à votre hiérarchie le manque de respect des défunts lors des exhumations ?
Ça a été la guerre, et ils ont cherché à me décrédibiliser. J’ai un collègue qui s’est suicidé chez lui en juin 2022 dans son jardin, et ma direction a décidé de me mettre ça sur le dos pour me faire taire. Ils ont agi de la même façon avec un autre collègue, qui dénonce lui aussi ces exhumations « sauvages ».
Alors que ce suicide n’a rien à voir avec les exhumations ?
Non, rien. Le 7 juillet, le procureur de Pontoise a dit que c’était un suicide et qu’il n’y avait pas de responsable. Mais le 13 juillet, le cabinet d’Anne Hidalgo a signé une demande d’inspection générale contre moi sans tenir compte du procureur, qui avait classé le suicide sans suite. La ville de Paris a donc continué, sous l’impulsion du conservateur du cimetière, à m’accuser de harcèlement sur ce collègue qui s’est suicidé.
Dans quel but ?
Me mettre la pression et me faire taire pour que je n’ébruite pas le scandale des exhumations. Comme par hasard, c’est au moment où j’ai dénoncé les exhumations que ma hiérarchie m’a cherché des torts.
Vous avez eu des sanctions ?
J’ai été suspendu quatre mois avec maintien de salaire.
Vous aviez menacé votre direction de révéler le scandale ?
Même pas ! J’ai suivi la voie hiérarchique. J’en ai parlé en interne et je voulais que ça se règle en interne. J’ai dit que je ne voulais plus faire d’exhumations. Mais le conservateur n’a pas du tout apprécié mes remarques. Aujourd’hui, je veux donc témoigner et que le public connaisse la vérité sur ces pratiques honteuses…
De votre côté, vous avez donc arrêté les exhumations ?
Oui ! Le fait qu’un corps soit arraché de sa tombe avec en machine, déontologiquement, je ne peux pas cautionner !
Et votre direction vous l’a fait payer ?
Oui, j’ai été accusé de tous les maux. On m’a fait passer à l’inspection générale. On m’a dit que j’étais un harceleur, que j’étais grossophobe alors que moi-même, je pèse 150 kg. On m’a aussi accusé d’être raciste alors que ma femme est antillaise et que j’ai quatre enfants métisses. Pire : quand je leur ai dit que j’avais des enfants avec une Antillaise, on m’a répondu qu’ils avaient l’habitude de voir des gens se mettre en couple avec des femmes de couleur pour masquer leur racisme. C’est écœurant !
Ils cherchent à vous décrédibiliser selon vous ?
Oui. Ils m’ont accusé de m’être moqué de l’employé qui s’est suicidé parce qu’il était handicapé, alors que c’est un sujet qui me touche. J’avais un frère handicapé qui s’est suicidé… Et mes parents étaient aussi handicapés. Donc s’il y a bien un sujet dont je ne me moque pas, c’est celui-là…
Vous avez l’impression que votre hiérarchie est prête à tout pour vous intimider ?
C’est ce que je ressens. Le conservateur avoue lui-même dans un rapport avoir fait refaire à une cheffe trois fois un témoignage contre moi, car ça ne lui convenait pas… C’est clairement indiqué dans le rapport que si cette cheffe n’allait pas dans son narratif, elle était complice ! La direction a fait faire d’autres rapports sur moi a posteriori, depuis que je suis en arrêt de travail, et donc plus présent sur le site, avec des témoignages d’anciens collègues totalement diffamatoires. Pendant 16 ans, je n’ai eu aucun problème, et tout d’un coup, à lire ces rapports, je suis la pire personne sur Terre !
Votre direction cherche à vous faire taire d’après vous ?
Je suis inquiété depuis que j’ai dénoncé ces exhumations, tout comme un autre collègue qui est là depuis 25 ans. Lui, il a toujours refusé de faire les exhumations, mais quand il a abondé dans mon sens, on l’a tout d’un coup lui aussi accusé d’être un harceleur. Tout ça au bout de 25 ans de bons et loyaux services…
La mairie de Paris est au courant de ce problème ?
Ils ne veulent pas en parler ! Ces exhumations se passent dans des carrés de confession israélite, donc je pense que la mairie de Paris a une vraie peur que le scandale éclate…
En donnant cette interview, vous n’avez pas peur des conséquences pour vous ?
Ils veulent me virer, donc je veux dénoncer ce scandale ! Depuis des mois, j’en prends plein la tronche. Je suis en dépression post-traumatique sévère, ils ne veulent pas m’écouter et me traînent dans la boue avec mon autre collègue. Donc au bout d’un moment, je n’en peux plus…
Vous êtes combien d’employés dans ce cimetière ?
Il y a une vingtaine de fossoyeurs, une vingtaine de cantonniers et une vingtaine de gardes.
Et il n’y a pas plus d’employés qui veulent dénoncer ces exhumations ?
Beaucoup de fossoyeurs s’en fichent. Et certains ont eu des gratifications…
Vous auriez un mot à dire à Anne Hidalgo ?
Il faut arrêter d’envoyer des gens non qualifiés et qui n’ont aucune déontologie pour faire des exhumations…
Que répondez-vous à ceux qui disent que ce ne sont que des défunts sans famille ou dont personne ne se soucie ?
Je leur réponds : est-ce que vous aimeriez que votre grand-père ou votre grand-mère soient déterrés sauvagement avec une pelleteuse ? Il faut un minimum de respect…
Votre hiérarchie ne va pas apprécier votre témoignage. Vous êtes prêt à courir ce risque ?
Je préfère perdre mon emploi et que ces pratiques s’arrêtent que de travailler sans ces conditions. Quand je vois ce qu’ils sont capables de faire pour couvrir ces pratiques…
Vous travaillez encore ?
Ça fait trois mois que je suis en arrêt de travail, car psychologiquement, je ne peux pas. Je suis donc payé à moitié. Je suis suivi par un psychiatre.
Et que font les syndicats ?
Quasiment tous les syndicats font la sourde oreille. Ce qui est drôle, c’est que le SUPAP, le premier syndicat qui m’avait attaqué en pensant que j’avais quelque chose à voir avec le suicide de mon collègue, m’a recontacté et prend désormais ma défense. Il a reconnu qu’il s’était fait manipuler et me dit aujourd’hui qu’il veut réparer son erreur. En revanche, la CGT ne me défend pas…
Pour finir, avez-vous alerté les autorités religieuses ?
J’en ai parlé à un rabbin de Pantin, et il est devenu fou ! Il ne savait pas qu’il y avait des exhumations « sauvages ». Il était choqué. Quand je lui ai dit ce qu’il se passait, il m’a dit qu’il comprenait mieux pourquoi au loin, il voyait toujours des machines en fonctionnement le matin. Il n’en revenait pas.