EXCLUSIF. Rencontre avec Jean-Luc Jeener, directeur du théâtre du Nord-Ouest : « Mettre en scène, c’est aimer les hommes »

26 novembre, 2024 / Valérie Collin

Jean-Luc Jeener, né le 5 mars 1949, est un auteur, metteur en scène, acteur et critique de théâtre français, à l’origine de deux institutions théâtrales majeures : La Compagnie de l’Élan, fondée en 1968, et le Théâtre du Nord-Ouest à Paris, qu’il dirige depuis sa création en 1997. Ce lieu unique, véritable laboratoire théâtral, propose chaque année près de 1500 pièces, mêlant œuvres classiques et contemporaines. Une tradition existe depuis l’ouverture : les « Intégrales », des cycles d’une année dédiés à l’œuvre complète d’auteurs majeurs comme Racine, Corneille, Hugo, Tchekhov et bien d’autres. Ainsi, le Nord-Ouest a vu jouer les 166 pièces de Labiche (en un an !), les 34 pièces de Molière ou encore les 33 pièces de Shakespeare. Fidèle à sa vision d’un théâtre exigeant, Jean-Luc Jeener en fait un sanctuaire de la transmission en accueillant de jeunes comédiens qu’il forme aux côtés de comédiens aguerris. Pour Entrevue, Valérie Collin a rencontré cet homme de théâtre passionné pour brosser son portrait.

Qu’est-ce qui vous a poussé dans le monde du théâtre ?

À l’âge de 14 ans, je fréquentais beaucoup les théâtres grâce à mon père, critique, qui y emmenait ses trois enfants. Il a rapidement compris que ça n’intéressait que moi. À 15 ans, tout a basculé : un ami du lycée m’a proposé de jouer dans Dom Juan de Molière, voyant que je prenais facilement la parole en classe. Dès mon entrée sur scène, dans la salle Clermont du lycée Janson de Sailly, j’ai eu un véritable coup de foudre pour le théâtre, une évidence. Parce que c’était lui, parce que c’était moi comme aurait dit Montaigne. J’ai alors fondé ma troupe, La Compagnie de l’Élan. D’amateurs nous sommes devenus professionnels. Mais un événement est survenu : la mort de mon père. Responsable de mon frère et de ma sœur, j’ai dû trouver un emploi et c’est comme ça que je suis devenu critique au Figaro Magazine tout en poursuivant mon activité théâtrale.

Qu’est-ce qui vous a le plus plu dans cette première expérience ?

J’ai rapidement découvert que ma vraie passion était la mise en scène : j’ai joué dans la pièce de mon camarade de lycée, mais j’ai aussi rapidement pris en charge la direction artistique.

Pourquoi la mise en scène ?

Une évidence aussi. Parce que j’ai l’intelligence du texte, parce que j’ai la connaissance intime du non-dit du texte. Mais surtout parce que j’ai l’amour des hommes. Faire de la mise en scène, c’est avant tout aimer les gens. Il faut savoir aimer les comédiens qui ont tous une petite folie qui les guide et qui m’a toujours passionné. Le metteur en scène doit les diriger, leur parler, et les amener à se dépasser à force de travail. C’est un travail de psychologue. Je peux passer huit heures sur quatre répliques. Car il faut que le comédien assimile ce que dit le texte, puis il faut qu’il le dépasse, le transcende, c’est un travail de digestion. Aujourd’hui on ne comprend plus ce travail de direction d’acteur minutieux. À Paris, il y a très peu de vrais directeurs d’acteurs, il y a surtout ce que j’appelle des « mises en scène de comédiens ». Ce que font Alexis Michalik, Mélody Mourey qui a travaillé chez moi d’ailleurs, ou encore le directeur du théâtre Michel, Sébastien Azzopardi, ce sont des spectacles interchangeables : ils règlent le rythme des entrées et sorties, s’appuient sur de bons acteurs, mais sans réel travail de fond. C’est formidablement superficiel. Ils font de la mise en place, ils se noient dans des décors, les projections… 

Alors qu’est-ce qui a de l’intérêt au théâtre ?

Ce qui a de l’intérêt c’est ce que dit Hamlet : « Le théâtre a pour objet d’être le miroir de la nature ». Le théâtre c’est l’art de l’homme. C’est montrer mon frère humain. On a la chance d’avoir de très grands auteurs dont l’écriture permet cela, car ils décrivent de réelles personnes humaines. Au Nord-Ouest on a fait des intégrales de beaucoup d’auteurs mais pas de Ionesco par exemple. Parce que Ionesco ne crée pas de personnages mais des archétypes, autrement dit des hommes dont la vérité a été tirée à l’extrême. Après deux ou trois représentations de La Cantatrice chauve, on en fait le tour, alors que Le Misanthrope peut être vu trente fois sans ennui, car les personnages sont des êtres humains et qu’on ne s’ennuie pas avec des êtres humains. Moi ce qui m’intéresse ce n’est pas de sortir quelque chose de l’individu, mais de montrer l’individu dans sa globalité, dans son être en entier, dans ses contradictions, dans sa difficulté à s’exprimer, dans sa quête de vie, de mort, bref tout ! L’homme en entier, et non pas seulement l’homme social, l’homme métaphysique ou psychologique. Je ne veux pas me cantonner à une seule facette. Mais à un être vivant. Comme vous et moi. 

Avez-vous un exemple de personnage « humain » ?

Les classiques français m’ont guidé vers cette quête de vérité humaine, avec Molière en tête, véritable révolutionnaire en son temps. Sa capacité à écrire de façon réaliste en fait une référence intemporelle. Aujourd’hui le brechtisme a gagné le théâtre, qui est devenu spectacle. Mais des auteurs comme Corneille ont également su créer des personnages profondément humains. Je monte actuellement Le Menteur de Corneille. Le mythomane triomphant qu’est Dorante est un personnage que l’on pourrait croiser dans la vie réelle. La seule différence entre lui et nous ? Il parle en alexandrins, mais comme il pourrait parler anglais ou allemand. Les alexandrins sont une langue comme une autre. 

Vous n’aimez pas l’expression de « spectacle vivant » ?

Je ne fais pas de spectacle vivant, je fais du théâtre. La différence c’est que le spectacle comprend la danse, le mime, la comédie musicale etc. Je récuse le terme « spectacle » et non « vivant ». Le vivant c’est le cœur du théâtre. Le vivant c’est ce qui fait l’essence même du théâtre : l’éphémère. Le théâtre est un microcosme de la vie. Il est d’une violence inouïe. Au théâtre, on meurt à la seconde où on commence à jouer et tout ce qui s’est joué ensuite meurt, à la fin du spectacle. La mort est présente tout le temps au théâtre. Ce qui m’intéresse n’est pas le théâtre en soi, mais la rencontre. La rencontre avec l’auteur, l’acteur, le personnage, le public. Faire du théâtre, ce n’est pas seulement jouer, c’est explorer tous les mondes, rencontrer toutes les âmes.

Pourquoi le théâtre est essentiel ?

Le secret du théâtre est là : il est essentiel à la cité car la cité a besoin de miroir. De miroir de vérité qui consiste à montrer aussi bien le saint que l’assassin.

Quelle est votre pièce favorite ?

Bérénice de Racine. Ce qui me touche le plus c’est la violence inouïe de la pièce. La souffrance que dégagent les personnages. Leur vérité. L’émotion brute, poignante. Je n’ai jamais vu une chose pareille. Je l’ai monté deux fois avec deux comédiennes différentes. 

Comment travaillez-vous en tant que metteur en scène ?

Le comédien arrive en répétition texte su, prêt à travailler directement au plateau. Le travail à la table c’est un truc de prof. Ça ne sert à rien. C’est au metteur en scène de prendre des décisions sur l’interprétation du texte en fonction des comédiens. Car le comédien dégage quelque chose de personnel qui est irremplaçable. Une mise en scène ne peut être la même d’un comédien à un autre, car son talent, sa diction et sa présence orientent naturellement l’interprétation. Le comédien est le cœur du théâtre. Mais il n’a pas conscience de tout l’effet qu’il produit sur le spectateur, d’où l’importance du rôle du metteur en scène. 

Vous parlez souvent de « théâtre incarné », pouvez-vous l’expliquer ?

Selon le concile de Chalcédoine, le Christ est pleinement Dieu et pleinement homme en même temps. Il n’est pas à moitié homme et à moitié homme. Il est pleinement les deux à la fois. Le comédien sur un plateau réalise exactement l’hypostase, c’est-à-dire l’incarnation du Christ. Il est pleinement lui-même et pleinement le personnage en même temps, dans la même seconde. C’est ça le théâtre de l’incarnation. Et c’est ça qui me passionne. Au plateau, j’ai en moi mes joies, mes peines, et, en même temps, je suis pleinement Arnolphe, avec ses propres joies et peines. Je ne renonce pas à une partie de moi-même. 

Comment arrive-t-on à cette fusion ?

C’est le travail du metteur en scène. C’est lui qui aide le comédien à devenir pleinement son personnage, à se perdre en lui. 

Avez-vous un conseil pour la future génération de comédiens ?

Ne renoncez jamais à votre talent et à votre vocation. Il ne faut pas avoir peur, même si la liste des désagréments de la vie d’artiste est longue. Quel monde serait le nôtre si Molière, Shakespeare ou Racine avaient renoncé à leur talent ? Ayez une haute idée de votre métier souvent incompris et allez toujours de l’avant.

Propos recueillis par Valérie Collin