“Le Malade imaginaire” de Claude Stratz à la Comédie Française oscille brillamment entre farce et tragédie
« Chienne, coquine, drelin, drelin, drelin ; j’enrage ! », tonne Guillaume Gallienne dans le rôle d’Argan furieux au centre de la scène. Dans son fauteuil de malade. Il râle, s’époumone, sonne la clochette, au désespoir de faire venir la bonne Toinette. « Est-il possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! », se récrie celui-ci, blême sous son bonnet de nuit vissé jusqu’aux oreilles. Toute la pièce est résumé dans ce cri : Argan redoute la solitude, elle lui rappelle la mort qu’il s’efforce d’éloigner à coup de clystères, lavements et autres thérapies. Il reçoit continuellement la visite de médecins qui ne lui diagnostiquent pas le même mal. Chacun y va de sa conjecture : le foie, la rate, le poumon… Tout cela a peu d’importance, pourvu qu’ils vendent leurs traitements. Argan distribue allègrement ses pistoles et s’en réjouit car il ne désire pas être guéri. Argan veut être soigné. Il troque un peu d’attention contre la maline tutelle des médecins. D’ailleurs, Argan a décidé de marier sa fille Angélique à Thomas Diafoirus, fils de médecin et médecin lui-même, afin de s’assurer des ordonnances à vie. La pauvre enfant est désespérée, évidemment éprise d’un autre homme, jeune et charmant, tout l’inverse de Diafoirus fils… S’amorce alors un combat contre l’entêtement capricieux et tyrannique de son père.
Molière écrit Le Malade imaginaire en 1673 et meurt la même année, quelques heures après avoir joué le rôle d’Argan lors de la quatrième représentation. Au moment de l’écriture, le grand dramaturge est conscient de sa maladie et derrière Argan transparaît sa réflexion sur la souffrance et la mort. Mais le tragique de sa situation devient comique sur scène. Molière arrive à en jouer, à faire rire avec son propre malheur, révélant, dans un siècle où les écrivains ne parlent pas d’eux-mêmes, une confidence poignante : il est, comme le dit Béralde, le frère d’Argan, « si affaibli qu’il n’a justement de la force que pour porter son mal ».
La mise en scène de Claude Stratz pour la Comédie-Française semble reprendre cette vision. Cette dernière joue le tragique pour faire jaillir le comique, renouvelant la satire mordante de Molière et nous révélant la profondeur émotionnelle de son œuvre. Des tableaux forts se détachent de la situation tragique – Argan condamne sa fille à un mariage malheureux ou au couvent – grâce au jeu de dupe des uns et des autres qui constitue un ressort comique sans pareil. L’arrivée sur scène de Thomas Diafoirus (Noam Morgensztern) est explosive. Son personnage grotesque du benêt en robe de médecin est campé à la perfection. Il a quelque chose de la dignité terrifiante du docteur Knock de Louis Jouvet croisée avec la gestuelle exubérante de Charlie Chaplin. Son grain de folie est suivi de celui de Cléante (Christophe Montenez), l’amant d’Angélique, pendant la leçon de chant qui est magistralement donnée. C’est le climax de la mise en scène de Stratz, qui change ensuite de registre : le merveilleux passage entre Argan et son frère Bérald est proposé avec une simplicité qui vient titiller le spectateur. Ce dernier reçoit de façon limpide la satire politique osée de Molière contre la médecine : « Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes. » (Acte III, scène 3).
En parallèle, Stratz développe le fondement tragique de la pièce. Fidèle à son style épuré, il prend en effet le parti de faire de la comédie-ballet de Molière une « comédie crépusculaire, teintée d’amertume et de mélancolie ». Coincés avec le pseudo mourant et ses illusions entre trois murs, les volets fermés du décor ne laissant passer qu’un mince filet de lumière dans la pièce, le confinement des personnages au chevet d’Argan nous est rappelé avec finesse par des incursions de bruits venant de l’extérieur – le vent, un aboiement, le chant d’un oiseau – auxquels les comédiens réagissent. L’Argan de Gallienne, en outre, ne joue pas aux faux-semblants. Il est absolument sincère dans sa fausse vraie maladie. Ses emportements et enfantillages n’en sont que plus tragiques et touchants. Et son fauteuil-lit de malade, lieu central du décor, rappelle en continu la fragilité humaine, chère à l’auteur de la pièce.
Molière semble plus vivant que jamais, offrant généreusement son héritage à ceux qui lui rendent l’hommage ultime : le traiter comme un auteur actuel, vibrant et intemporel. Cette mise en scène rappelle qu’une fidélité à l’essence d’une œuvre peut, loin de l’enfermer dans son époque, la rendre plus pertinente que jamais. Le travail de Claude Stratz commence lui aussi à avoir une certaine ancienneté : c’est en 2001 que l’administrateur de la Comédie-Française Jean-Pierre Miquel l’invite pour mettre en scène Le Malade imaginaire. Après plus de 500 représentations, sa mise en scène est devenue un pilier du répertoire de l’institution. Depuis, cette figure emblématique du théâtre nous a quitté (en 2007) mais Le Malade imaginaire qu’il avait créé continue de geindre, légué de sociétaire en sociétaire, conformément à la vision de Jean-Pierre Miquel : « Il est bel et bon qu’à l’intérieur d’une troupe le flambeau soit transmis… pour interroger les textes aux significations inépuisables ». Depuis 2019, Gallienne succède ainsi à Alain Pralon et Gérard Giroudon dans le rôle d’Argan.
Le Malade Imaginaire dans la mise en scène de Stratz est à l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 26 janvier 2025.