L’Odeur de la Guerre ou la délivrance d’une jeune femme : Un seule-en-scène épatant signé Julie Duval

20 octobre, 2024 / Laurène Thierry

Depuis deux ans, Julie Duval captive le public avec un seule-en-scène puissant, où elle incarne une galerie de personnages pour raconter une histoire d’émancipation personnelle. Inspirée de son parcours, de son enfance dans le Sud jusqu’à son aventure parisienne, elle livre une performance d’une grande justesse, mêlant force et résilience.

Un dimanche après-midi à Paris, je marche le long du boulevard de Strasbourg. Nous sommes mi-octobre, il fait beau – une fois n’est pas coutume cette année. Les parisiens se promènent. Je croise ces anonymes. Puis je traverse la rue, en direction du numéro 13 ; de loin j’ai vu danser les lettres gracieuses de l’enseigne que je cherchais des yeux : La Scala. J’entre dans ce théâtre à la devanture de verre, prends ma place et pénètre dans la grande salle de 150 places. La large scène ne comporte qu’un banc à jardin et un sac de boxe cerclé de straps multicolores à cour. Entre les deux, de l’espace. Autrement dit, au théâtre, de l’imaginaire, que Julie Duval, comédienne et auteure de « L’Odeur de la Guerre », va bientôt définir. Je m’apprête à entrer dans l’intimité d’une vie.

Les lumières s’éteignent enfin. Une jeune femme apparaît en tenue de sport noire, sobre, les poings serrés, tenant sa garde et jetant des crochets dans le vide. Elle souffle, elle engage tout son corps dans cette lutte. Déjà un parfum de guerre se dégage… Contre quoi se bat-elle ? Patience, elle va l’expliquer… Ou plutôt le raconter. La brume se dissipe sur scène et l’histoire de sa vie commence avec le chant des cigales…

La magie opère. Nous assistons, captivés, au récit de la vie de Jeanne, l’alter ego de Julie Duval, de sa tendre enfance au quart de siècle. À elle seule sur cette scène épurée, la comédienne fait apparaître tout un monde. Car elle ne se fait pas la narratrice de sa vie. Elle incarne sa vie, ainsi que l’ensemble de ses personnages. “L’Odeur de la Guerre” n’est pas un one-woman-show, loin de là. Julie Duval ne raconte pas face public les disputes familiales, les altercations à l’école, les premières règles ou encore la première sortie en boîte, mais elle les revit en direct devant nous. Avec une virtuosité et une précision impressionnantes, elle fait exister son père, sa mère et son inséparable chien, sa sœur et ses camarades de classe. La comédienne se passe d’artifices – costumes ou accessoires. Elle se contente d’une posture emblématique pour chaque rôle pour les faire exister tout en finesse et avec beaucoup d’humanité. Les personnages de sa vie prennent ainsi une tournure étonnante : ils sont à la fois eux-mêmes et à la fois une extension de Jeanne puisqu’ils partent d’elle et de son point de vue, ils comportent à la fois leurs spécificités de langage, de caractère, de toc, mais aussi un archétype universel bien reconnaissable. Ils n’en sont que plus vrais, et la prise de parole de Jeanne plus authentique, elle-même mêlée au récit sans jamais briser le quatrième mur.

Julie Duval nous fait voyager à travers les âges de sa vie, ses étapes charnières, ses drames comme les violences paternelles, la solitude de la mère et son incapacité à vraiment épauler sa fille, et ce viol en boîte de nuit, sublimement suggéré sur scène. Après une enfance rude, Jeanne souhaite à tout prix “partir”, et nous nous enfuyons avec elle à Paris, où elle espère se reconstruire. Cette quête est le centre névralgique de la pièce. Celle que son nouveau coach de boxe à l’accent marseillais appelle ironiquement et symboliquement “Marjolène” dans cette deuxième partie tout aussi touchante et drôle que la première, cette jeune femme perdue mais à la vitalité féroce s’efforce de retrouver les sensations dans son corps et cherche désespérément un sens à sa vie. Elle trouve les clés de la guérison avec la boxe et le théâtre qu’elle découvre aux cours Florent, là-même où Julie Duval a trouvé la co-dramaturge et metteure en scène du spectacle, Juliette Bayi, qui salue à ses côtés à la fin de la pièce, après cette dernière scène absolument mémorable : Jeanne, sur fond musical enivrant, dans une boxe quasi-dansée, traverse une dernière fois avec toute l’intensité de la femme libérée les moments pesant de sa vie. Et avec elle, je reconnaissais les miens. 

« L’Odeur de la Guerre », à La Scala à Paris, jusqu’au 18 mai 2025, si j’ose la comparaison, c’est un peu l’actualisation de cette chanson de Bernard Lavilliers :

« Frappe du gauche, frappe des mains
Avance toujours, avance,
Fais gaffe au contre, serre bien les poings,
Avance toujours, avance,
Rentre le tête, ton crochet droit,
Avance toujours, avance,
T’es un ringard, t’as pas de souffle,
Avance toujours, avance,
T’es pas mobile, et t’es trop lourd,
Avance toujours, avance,
Les coups sonnent, on aime ça,
Avance toujours, avance… »