INTERVIEW – Gabrielle Halpern : « L’hybridation, un projet de société pour dépasser nos divisions »
Dans un entretien exclusif pour Entrevue, la philosophe Gabrielle Halpern nous présente son dernier livre Créer des ponts entre les mondes. En explorant la notion d’hybridation, elle propose un projet de société qui réunit des mondes apparemment opposés — des start-ups aux artisans, des villes aux banlieues. À travers ses rencontres avec divers acteurs à travers la France, elle nous invite à dépasser les divisions pour imaginer de nouvelles formes de collaborations et de solidarité.
Entrevue : Bonjour Gabrielle, merci de nous accorder cet entretien. Votre dernier livre, Créer des ponts entre les mondes, aborde la notion d’hybridation. Pouvez-vous nous expliquer ce concept et ce qui vous a motivée à en faire un projet de société ?
Gabrielle Halpern : Bonjour et merci pour l’intérêt porté à mon livre. L’hybridation, c’est l’idée de créer des ponts entre des mondes a priori éloignés, que ce soit entre générations, métiers ou territoires. En les réunissant, on peut faire émerger de nouveaux mondes : de nouveaux métiers, de nouveaux lieux, de nouveaux imaginaires. Ce n’est pas seulement un concept, c’est un projet de société qui m’est venu en réaction aux discours qui soulignent sans cesse les divisions au sein de notre société. Je pense qu’il est plus constructif de réfléchir aux moyens de dépasser ces divisions en favorisant des rencontres et des échanges entre ces « mondes » séparés.
Vous parlez de divisions entre différents mondes, tels que les start-ups et les artisans, ou encore les villes et les banlieues. Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à leur réconciliation ?
Les préjugés. Au cours de mon périple, que ce soit dans le monde académique, économique ou politique, ce qui m’a le plus frappée, c’est l’ampleur des préjugés que chacun entretient à l’égard de l’autre. Ces préjugés mènent parfois au mépris et sont alimentés par une méconnaissance effroyable de la réalité des autres. On connaît peu la réalité des agriculteurs, des aides-soignants ou des petits élus locaux, par exemple. Cette méconnaissance crée des frontières mentales et des obstacles réels à la réconciliation entre ces mondes.
Votre livre propose-t-il des solutions pour surmonter ces divisions croissantes dans la société française ?
Absolument. Mon livre est le fruit d’un véritable tour de France que j’ai entamé il y a quelques années. Je vais à la rencontre d’un large éventail de Français : des agriculteurs en Bretagne, des dirigeants du CAC 40 à Paris, des start-ups dans le sud de la France, des associations et des artisans à travers tout le pays. Ce que j’observe, c’est que malgré les fractures, il y a énormément d’initiatives d’hybridation qui émergent sur le terrain.
Par exemple, des maisons de retraite qui intègrent des crèches et des espaces de coworking pour étudiants, des incubateurs de startups qui se métissent avec des ateliers d’artisanat, ou encore des entreprises de métallurgie qui, aux côtés de chercheurs et d’artistes, hybrident les matériaux pour en créer de nouveaux, bas carbone, et qui transforment leurs sièges en galeries d’art. Ce sont ces initiatives qui donnent de l’espoir, car elles montrent qu’il est possible de provoquer des rencontres entre des secteurs, des métiers, des territoires, des générations différentes et de dépasser nos divisions.
Vous critiquez également l’image du philosophe contemporain. Selon vous, les philosophes sont-ils aujourd’hui déconnectés du réel ?
Oui, il y a une critique importante à faire du rôle du philosophe aujourd’hui. Lors de la crise financière de 2008, quand je suis entrée à l’École normale supérieure, le monde s’écroulait et on me disait : « nous n’avons pas besoin de philosophes ». De fait, quand je regardais autour de moi, tout ce que nous faisions en philosophie se résumait à des commentaires de textes anciens, totalement déconnectés de la réalité du monde. Les philosophes ont déçu, parce qu’ils n’ont pas su être là quand on avait besoin d’eux et comme on aurait eu besoin d’eux. Mon livre est donc aussi un plaidoyer pour une remise en question de la philosophie !
Pour moi, être philosophe signifie être dans le monde, comprendre ses enjeux et ses réalités concrètes. Être philosophe, c’est passer autant de temps à lire et méditer Aristote et Montaigne qu’à parler avec des agriculteurs, des artisans ou des startupers ou à visiter et observer une maison de retraite ou une usine. Le monde confortable des idées ne m’intéresse pas : le philosophe doit s’intéresser à la société s’il veut lui être utile. Si la philosophie ne change pas sa manière d’être, elle risque de disparaître.
Après avoir parcouru la France pour écrire ce livre, qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de ce voyage ?
Deux choses. Premièrement, la diversité extraordinaire de notre pays. Que l’on soit en Bretagne, à Marseille, dans les Pyrénées ou en Alsace, la France est d’une diversité incroyable. Cela a des implications politiques, car il est difficile de mettre en place des politiques publiques générales qui s’appliquent à tous ces territoires si divers. Il faut repenser le rapport entre le local et le national, entre le singulier et l’universel.
Deuxièmement, ce qui m’a frappée, c’est l’énergie et l’ingéniosité des Français. Alors que nous avons souvent l’impression que tout va mal en regardant la télévision, sur le terrain, j’ai rencontré des personnes qui se battent pour transformer le monde. Ils prennent des risques, innovent, créent des initiatives qui ne sont pas toujours reconnues. Ces personnes m’ont donné des raisons d’espérer.
Enfin, quel est le message principal que vous souhaitez transmettre aux lecteurs de votre livre ?
Le message essentiel est que chacun d’entre nous a un rôle immense à jouer dans la transformation de la société. Ce n’est pas la responsabilité des autres — voisins, élus, chefs d’entreprise, ou institutions — mais la nôtre, à tous. Chaque personne, à son échelle, peut contribuer à la création de ponts entre les mondes et à la réparation de notre société.
Propos recueillis par Radouan Kourak