« Contre » : Quand la Comédie Française fait revivre avec brio le couple mythique Cassavetes-Rowlands

04 octobre, 2024 / Laurène Thierry

Dans « Contre », Constance Meyer et Sébastien Pouderoux capturent génialement l’essence brute et indomptée de John Cassavetes et de Gena Rowlands, duo emblématique du cinéma indépendant américain des années 1960 à 1980. La pièce se décompose en trois arcs narratifs complémentaires : la fabrication d’un chef-d’œuvre (le tournage chaotique d’Une femme sous influence), la critique cinématographique qui façonne la réception des œuvres, et les dépositions fictives de Cassavetes et de son entourage devant des enquêteurs pour une histoire de coup de poing.

« Contre » n’est pas un simple hommage, ni un biopic traditionnel. « Notre ambition n’est pas de théâtraliser leur cinéma, ou de reproduire un “style Cassavetes” », explique Sébastien Pouderoux dans une interview accordée à Chantal Hurault. Le metteur en scène aspire plutôt à créer « un espace unique, qui sert de lieu de vie » à ces personnages historiques afin de traverser avec eux, une nouvelle fois, leurs préoccupations, leurs joies, leur folie. Et le spectateur les suit dans leur quotidien, sans jamais décrocher. Les comédiens — dont la ressemblance troublante avec les protagonistes réels ne fait aucun doute — insufflent à chaque scène une intensité dramatique qui rend hommage à l’univers conflictuel et vibrant du réalisateur. Un comique surgit de l’obstination passionnée des personnages qui explosent à chaque confrontation. Cassavetes est une sorte de « Misanthrope américain », selon Sébastien Pouderoux, qui se prête formidablement à cette radicalité comique, tout comme Gena avec sa folie singulière ou encore Pauline Kael, interprétée par l’excellente Dominique Blanc, l’éternelle critique anti-Cassavetes, qui s’entête à vouloir faire interdire les films du réalisateur. Une fresque peu à peu se dessine sur scène, haute en couleurs et forte en énergie.

La pièce s’ouvre sur un intérieur des années 60, avec salle à manger et cuisine côté cour, évocation directe de Faces, où se joue une dispute éclatante entre Gena et John. Plus tard, le fameux déjeuner de spaghettis d’Une femme sous influence — clin d’œil appuyé au chef-d’œuvre de Cassavetes — est restitué dans ce décor avec un naturalisme saisissant. Les spectateurs se retrouvent face à une reconstitution géniale de l’énergie tourbillonnante de Gena Rowlands grâce à Marina Hands qui réussit à faire preuve de la même folie pétillante. La scénographie module ainsi les espaces de vie, de création et de conflit. On passe d’un salon en désordre à un bureau d’interrogatoire, d’un plateau de télé à une fête où la tension monte jusqu’à la rupture. Les scènes de critiques, habilement mises en abîme, se font le miroir d’un art qui, tout en étant viscéral, reste vulnérable aux jugements extérieurs.

Ce qui se joue, en effet, dans « Contre » dépasse la simple évocation du couple emblématique. La pièce fait ressentir la détermination acharnée qu’il faut déployer pour créer une œuvre sans concession. Cassavetes, figure de proue du cinéma indépendant américain brillamment interprétée par Sébastien Pouderoux, apparaît comme un artiste intransigeant et transgressif, un homme qui ne cherche pas à plaire, mais à faire vivre pleinement ses contradictions. La pièce n’hésite d’ailleurs pas à plonger dans les critiques acerbes de l’époque, révélant avec justesse les clivages qu’a provoqués le cinéma de Cassavetes. Entre les affrontements avec les producteurs et les interrogatoires fictifs au commissariat, où le réalisateur est confronté aux questions dérangeantes sur son comportement éruptif, la pièce s’interroge sur les paradoxes du geste artistique : Qu’attendre d’une œuvre ? L’art de la critique est-il un art en soi ? Comment une œuvre controversée peut-elle trouver sa place dans une époque qui ne la comprend pas ?

En explorant ces questions, « Contre » éclaire d’un jour nouveau le couple Rowlands-Cassavetes, révélant leur complicité créative, leur combat pour échapper aux diktats hollywoodiens, et leur désir insatiable de rendre le cinéma plus réel que nature. De son côté, c’est le jeu théâtral que « Contre » réussit à rendre plus réel que nature.

« Contre », une pièce de Constance Meyer, Agathe Peyrard et Sébastien Pouderoux, mise en scène de Constance Meyer et Sébastien Pouderoux, au Théâtre du Vieux Colombier.