L’ordre mondial bouleversé par le 7 octobre 2023 : une analyse de Gilles Kepel

27 septembre, 2024 / Entrevue

Dans une interview accordée au Point, le politologue Gilles Kepel, spécialiste de l’islam politique, revient sur les répercussions majeures des massacres perpétrés par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. Cet événement, qui a marqué le début d’une nouvelle phase de violence au Proche-Orient, a aussi transformé l’ordre moral et géopolitique mondial, comme l’explique Kepel dans son ouvrage Le Bouleversement du monde. L’après 7 Octobre.

Une inversion des valeurs morales mondiales

Pour Kepel, le 7 octobre 2023 n’a pas seulement enclenché une spirale de violence, il a aussi renversé les fondements moraux établis après la Seconde Guerre mondiale. Alors que l’horreur du génocide nazi était longtemps le point de référence absolu du mal, une nouvelle perspective s’impose désormais. Les mouvements dits « wokistes » et une partie de l’électorat, particulièrement dans les pays occidentaux, ont substitué la colonisation du Sud par les puissances du Nord à la Shoah comme paradigme du mal absolu. Dans cette logique, Israël, créé pour offrir un refuge aux rescapés de l’Holocauste, est perçu par certains comme un nouvel oppresseur, voire un « génocidaire », en raison de son conflit avec les Palestiniens.

Sur le terrain militaire, Kepel souligne que Benyamin Netanyahou cherche à rétablir son prestige après l’échec du 7 octobre. L’un de ses objectifs est l’élimination des pires ennemis d’Israël, en commençant par le Hezbollah, maillon faible de l’« Axe de la résistance » soutenu par l’Iran. Après plusieurs frappes israéliennes ayant affaibli le Hezbollah, Netanyahou tente de neutraliser cette menace pour garantir la sécurité du nord d’Israël, vidé de ses habitants à cause des tensions à la frontière libanaise. Cependant, cette stratégie fait courir le risque d’une escalade généralisée dans la région.

Une nouvelle fracture géopolitique mondiale

Le massacre du 7 octobre a aussi déclenché une redéfinition des alliances et des rivalités sur la scène mondiale. Kepel explique que l’opposition Est-Ouest qui avait structuré la guerre froide a cédé la place à une fracture verticale entre le Nord et le Sud. Dans ce nouveau paradigme, le Sud global, constitué de pays anciennement colonisés, perçoit les nations du Nord comme responsables d’un « génocide colonial » perpétué notamment à travers leur soutien à Israël.

Les pays occidentaux, longtemps considérés comme les garants des valeurs de progrès, de démocratie et des droits de l’homme, se retrouvent moralement stigmatisés. Pour les activistes du Sud global, ces concepts sont désormais perçus comme des façades justifiant l’oppression coloniale. En France, ce phénomène se manifeste par la polarisation politique autour des questions identitaires, avec une extrême droite tirant parti de la montée des inquiétudes sur la démographie et une extrême gauche qui mobilise autour de Gaza, comme l’illustre la campagne de Jean-Luc Mélenchon lors des dernières élections.

La convergence des luttes anticoloniales et islamistes

Kepel souligne également la convergence entre l’extrême gauche et l’islamisme, qui s’unissent autour de la cause palestinienne. Ce rapprochement s’inscrit dans une lutte plus large contre le capitalisme et l’impérialisme. L’alliance entre des mouvements anticolonialistes et des forces islamistes trouve un écho grandissant dans les sociétés occidentales, où la population d’origine immigrée et musulmane joue un rôle de plus en plus important dans le champ politique.

Ce basculement idéologique ne se limite pas à l’Europe. Kepel évoque même la possibilité que la question de Gaza ait des répercussions sur les élections présidentielles américaines. Dans des États comme le Michigan, où vit une importante communauté arabe, l’attitude des électeurs envers la politique américaine au Moyen-Orient, et notamment vis-à-vis d’Israël, pourrait influencer le résultat de la présidentielle, offrant un levier inattendu à des acteurs comme le Hezbollah, indirectement liés à l’Iran.

Vers une solution au conflit israélo-palestinien ?

Malgré l’escalade militaire, Kepel estime qu’une victoire tactique d’Israël ne résoudra pas le conflit à long terme. Si Israël parvient à remporter la guerre, il lui restera encore à gagner la paix, un défi bien plus complexe. La solution à deux États, bien que théoriquement envisagée, semble de plus en plus difficile à réaliser dans le contexte actuel, avec une Cisjordanie morcelée par les colonies israéliennes et une bande de Gaza dévastée.

En conclusion, Gilles Kepel met en lumière les conséquences globales du 7 octobre, qui ont profondément modifié l’ordre moral et géopolitique mondial. Le conflit israélo-palestinien, loin d’être isolé, cristallise désormais des enjeux globaux et exacerbe les divisions internes aux sociétés occidentales, tout en influençant des équilibres politiques majeurs à travers le monde.