EXCLU – JO PARIS 2024 – Novak Djokovic, champion olympique de tennis: « Grandir dans une ville déchirée par la guerre m’a forgé. »
Ce dimanche, Novak Djokovic est devenu champion olympique de tennis en battant en finale l’Espagnol Carlos Alcaraz (7/6, 7/6). Déjà détenteur du plus grand nombre de tournois du Grand Chelem (24), le joueur serbe a gagné le seul titre qui lui manquait, confirmant un peu plus son statut de joueur le plus titré de l’histoire du tennis. L’occasion de (re)découvrir une interview que cet immense champion nous avait donnée il y a quelques mois, et dans laquelle il revient sur son parcours et les différentes critiques qu’il a reçu durant toute sa carrière, en dépit d’un palmarès qui met d’accord tout le monde…
Bonjour Novak. Tu es le tennisman le plus titré de l’histoire, mais le public n’est pas toujours tendre avec toi…
C’est sûr que c’est plus agréable quand la foule est derrière toi. Ça donne de l’énergie, comme un coup de vent dans les voiles d’un bateau. Ça facilite le jeu. Mais tu as raison, la vérité, c’est que je ne suis pas le joueur qui bénéficie le plus du soutien du public. On a pu le voir quand Federer ou Nadal étaient de l’autre côté du filet. C’est toujours eux que le public a soutenus face à moi.
Alors que tu as le meilleur palmarès aujourd’hui. Comment expliques-tu ça ?
Federer et Nadal sont arrivés avant moi sur le circuit. Ils avaient leur place au centre de la scène, ils étaient plus populaires. Moi, j’étais l’intrus de Serbie.
Tu penses que cette impopularité, comparée à eux, a joué sur tes performances ?
Dans beaucoup de matches, j’avais le public contre moi et donc j’ai dû trouver un moyen de m’épanouir sur les cours malgré ça. Je n’y suis pas toujours parvenu, mais j’ai l’impression d’avoir appris à gérer ça.
Tu as souvent montré une grande nervosité durant les matches…
Oui, je n’arrive pas toujours à garder mon calme. J’ai cassé des raquettes, j’ai fait des choses dont je ne suis pas fier. Je n’ai aucun problème à dire que j’ai fait des erreurs. Je suis un être humain imparfait, sans aucun doute. En même temps, avec le temps, j’ai essayé de ne pas être trop dur avec moi-même, comme je l’ai été plus tôt dans ma carrière. J’étais mon plus grand critique.
Avec l’âge, tu es devenu plus tolérant envers toi-même ?
Aujourd’hui, je fais preuve de plus de tolérance envers moi-même. Je cherche des moyens de m’améliorer, non seulement avec mon jeu, mais aussi avec ma mentalité et mon état émotionnel. Je cherche la formule qui me maintient dans un état d’esprit optimal, même si je ne pense pas qu’elle existe. Il y a des mauvais jours où toutes les choses négatives s’enchaînent : tu joues sous 40 degrés, tu as du mal contre un adversaire que tu es censé battre, la foule est contre toi, le matin, tu as eu une dispute avec ta femme qui t’affecte au moment où tu as du mal sur le terrain, et c’est là que tu perds tes nerfs…
Te sentir aimé, c’est important pour toi ?
Est-ce que je veux être aimé ? Je pense qu’au début de ma carrière, j’ai vraiment essayé d’être, comment dire, un peu plus connecté avec le public, en particulier dans les tournois où les gens aimaient davantage Federer, Nadal, ou même Andy Murray. Mais en même temps, j’ai compris qu’il y avait plusieurs facteurs qui feraient que je n’aurais pas les faveurs du public face à ces joueurs-là. Alors je me suis demandé : est-ce que je continue d’essayer de conquérir les foules ou est-ce que j’accepte et je passe à autre chose ? En restant moi-même, authentique, que les gens m’aiment ou pas. Alors oui, il y a des gens qui ne m’aiment pas, ou qui ne me trouvent peut-être pas assez attrayant en termes de personnalité ou de caractère. Mais tant pis. Au final, le plus important n’est pas qu’on m’aime, mais de rester moi-même.
Et c’est quoi, être toi-même ?
Il y a des valeurs universelles qui sont extrêmement importantes pour moi et que je ne veux pas violer. Le respect de mes adversaires en fait partie. Je suis parfois énervé sur le terrain, mais n’ai jamais dit publiquement d’insultes à leur sujet. J’ai toujours voulu être juste, même si j’aurais pu dire des choses à plusieurs reprises.
Tu as connu le succès assez jeune. C’est difficile de garder la tête sur les épaules ?
Quand on est jeune, on n’a aucune expérience de la vie. Le succès est venu assez tôt pour moi. À 20 ans, j’ai battu Federer en demi-finale de l’Open d’Australie 2008, puis j’ai remporté mon premier titre du Grand Chelem en battant Jo-Wilfried Tsonga en finale. À eux deux, Federer et Nadal avaient remporté les 11 précédents tournois du Grand Chelem, mais leur domination était désormais remise en question par mon arrivée. C’était bien pour moi, mais je devais en quelque sorte jouer, grandir et apprendre en même temps. Heureusement, j’étais entouré de gens qui m’ont beaucoup soutenu et qui ont essayé de m’aider, même si en fin de compte, j’ai dû évoluer par moi-même.
Lors de tes premières années, tu imitais tes adversaires, tels que Federer, Nadal, Andy Roddick, Lleyton Hewitt ou encore Maria Sharapova. Certains ont pris ça pour un manque de respect, d’autres ont beaucoup rigolé…
Ce n’était pas un manque de respect, au contraire. Ces grands joueurs font partie de moi. Je fais des imitations depuis l’âge de six ans. J’ai toujours voulu incarner des joueurs que j’admirais, notamment chez les hommes. J’ai essayé de prendre le meilleur cliché ou une certaine caractéristique qui leur est propre et de jouer avec ça. C’est là que ça a commencé et j’ai continué une fois devenu professionnel et connu. Les gens pensaient que je faisais ça parce que je voulais être aimé. Ce n’était pas le cas. Je l’ai fait parce que j’aimais le faire.
Mais tu as arrêté…
Oui, à un moment donné, j’ai arrêté parce que je voulais avoir de bonnes relations avec mes rivaux et ne pas avoir l’air de leur manquer de respect… J’ai remarqué que certains me regardaient bizarrement. Je me suis dit : « OK, je vais arrêter d’imiter mes adversaires, car je ne veux pas les énerver. »
Tu te souviens de tes débuts ?
Oui. C’était l’été 1993. J’avais 6 ans. Ma famille passait du temps à Kopaonik, une station de montagne du sud de la Serbie. J’ai été attiré par les courts de tennis qui venaient d’être construits. Je regardais les gens jouer au tennis. Jelena Gencic, une grande entraîneuse, a remarqué que je passais des heures à regarder les autres jouer. Elle m’a proposé de jouer à mon tour. Deux jours plus tard, Gencic a tenu à parler avec mes parents. Elle leur a dit qu’ils avaient un « zlatno dete », un enfant en or. De mon côté, j’avais préparé mon sac, avec mes affaires bien pliées, une bouteille d’eau et des bananes. Je savais à ce moment-là que je voulais être joueur professionnel. Tout a commencé comme ça.
Pendant la pandémie de Covid-19, ton choix de ne pas te faire vacciner a fait beaucoup parler. Le gouvernement australien est même intervenu pour te renvoyer chez toi, disant que ta présence en Australie risquait d’inciter à des troubles civils. Comment as-tu vécu cet épisode ?
Tu sais, j’ai vécu bien pire dans ma vie, en particulier au début des années 1990, lorsque nous subissions la guerre, les bombardements et tout ce qui se passait. Les avions de l’OTAN ont frappé pour la première fois ma ville natale, Belgrade, en mars 1999. J’avais 11 ans. Les bombardements ont duré 78 nuits consécutives. Avec ma famille, je dormais dans l’abri souterrain de ma tante.
Cette époque t’a traumatisé ?
Pendant les bombardements, le sentiment d’impuissance dominait nos vies. Nous ne pouvions rien faire d’autre que de nous asseoir, d’attendre, d’espérer et de prier. Habituellement, les ennemis attaquaient pendant la nuit. Vous ne voyez rien, mais vous devinez ce qui se passe. Vous attendez et attendez, vous vous endormez, et puis le bruit horrible vous réveille. Vingt-cinq ans plus tard, les bruits forts peuvent encore m’affecter. Mais je sais aussi que grandir dans une ville déchirée par la guerre m’a forgé. Quand vous vivez les bombardements, vous apprenez à résister à ce que la vie réserve. Lorsque vous êtes dans un environnement où vous devez développer certaines compétences pour survivre, tout le reste devient facile. Si j’ai survécu à ce à quoi j’ai survécu, je peux tout faire. Ce n’est pas de l’arrogance ou de la prétention, c’est juste cette audace, cette foi. Je voulais vraiment faire quelque chose de précieux de ma vie. Dieu m’a donné une seconde chance et je voulais en profiter au maximum, en signe de gratitude envers la vie, Dieu et mes parents, qui ont sacrifié des sommes incroyables…
En janvier 2022, tu as été retenu cinq jours au Park Hotel de Melbourne pour être entré en Australie sans être vacciné, ce qui était interdit. Comment as-tu véci cet épisode ?
Tu sais, il y avait des demandeurs d’asile dans l’hôtel qui attendaient depuis des années que leur demande soit examinée. Ça fait relativiser. J’ai entendu parler d’un un homme qui s’appelait Mehdi, un Iranien de 24 ans qui était arrivé en bateau neuf ans plus tôt ! J’aimerais vraiment le rencontrer un jour. Il est maintenant citoyen américain et je sens que nous partageons un lien, même si nous ne nous sommes jamais rencontrés. Ces jours ont été extrêmement précieux pour mon expérience de vie. À cause de la manière dont cela a été rapporté dans les médias, beaucoup de gens pensent que je suis entré illégalement en Australie de façon volontaire et que j’ai été expulsé parce que je n’étais pas vacciné. Je veux dire ce qui s’est réellement passé.
Et quelle est ta version des faits ?
Ce n’est pas vrai que je suis entré de force en Australie ou que je n’avais pas les bons papiers pour entrer. Au contraire, j’avais les papiers et une exemption médicale qui m’avait été accordée par une commission médicale indépendante. Ce que les médias n’ont pas dit, c’est qu’il y avait deux personnes, une joueuse ( Renata Voracova, joueuse tchèque, Ndlr. ) et un entraîneur masculin ( Filip Serdarusic, entraîneur croate, Ndlr. ) qui étaient tous deux entrés dans le pays avec la même exemption médicale que moi. Et que eux n’ont pas eu de problème au début. C’est quand j’ai été arrêté que les problèmes ont commencé pour eux. Au bout d’un jour ou deux, ils ont finalement été expulsés. Je ne serais jamais allé en Australie si j’avais su que je n’avais pas le droit d’y être. Je ne suis pas fou.
Que penses-tu des gens qui te traitent d’antivax ?
Les gens pensent que je suis antivax. Je ne suis pas antivax. Je suis pour la liberté de choisir ce qui entre dans ton corps. J’ai décidé de ne pas me faire vacciner et cela m’a empêché de jouer en Amérique pendant deux ans. J’ai accepté cela. J’ai fait une interview avec Amol Rajan de la BBC, et on m’a demandé si j’étais prêt à sacrifier la chance de battre le nombre de victoires en tournoi du Grand Chelem et donc d’entrer dans les mémoires comme étant sans doute le plus grand joueur de tous les temps. J’ai répondu que oui, que j’étais prêt à ce sacrifice. Finalement, la pandémie s’est arrêtée et j’ai battu le record du nombre de tournois du Grand Chelem…
Tu as en effet battu les record de Federer et Nadal. À ce sujet, ils considéraient qu’il n’y avait pas de place pour trois dans une rivalité… Tu partages cet avis ?
Oui, il n’y avait pas de place pour trois ! ( Rires ) Ils ont raison. Les rivalités les plus célèbres du sport, c’est toujours deux personnes, pas trois. Dans le football, c’était Ronaldo ou Messi. Donc je comprends ce qu’ils voulaient dire, et c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles j’étais un peu mis à l’écart. Je ne viens pas d’un pays occidental, et je n’avais pas peur de dire que je voulais battre ces gars-là, être le numéro 1. J’ai affiché mes ambitions quand j’étais adolescent, et je pense que beaucoup de gens n’ont pas aimé ça, y compris Federer et Nadal. J’ai donc tout de suite été mis à l’écart et beaucoup jugé. Je n’étais pas aussi apprécié qu’eux. C’était sans doute dû à mon attitude. Je disais que je serais le meilleur. Je savais qu’en disant cela, je serais clivant. Un groupe de personnes dira : « J’aime la confiance en soi ! » D’autres penseront : « Regardez ce connard arrogant ! » C’est comme ça …
C’est rare de t’entendre parler de ces choses-là. Tu es en général assez discret sur ton ressenti…
Oui, mais je tenais à partager un peu de ma personnalité, dire qui je suis vraiment, ce que je représente, parce que j’ai l’impression que beaucoup de choses à mon sujet ont été mal comprises ou mal interprétées…
C’est peu évoqué dans les médias, mais tu es très concerné par le sort des joueurs de tennis. Tu as même fondé la PTPA ( Association des joueurs de tennis professionnel ). Selon toi, ils ne sont pas assez à bien gagner leur vie ?
Oui. Le tennis est classé troisième en termes d’audience mondiale ( derrière le football et basket-ball, Ndlr.), mais il est neuvième dans la manière dont il maximise son potentiel. Nous n’avons que 400 personnes sur cette planète, hommes et femmes, en simple et en double, qui vivent de ce sport. C’est vraiment peu, et je sens que c’est ma vocation, ma mission d’améliorer cela.
Et quels sont les moyens d’y parvenir ?
Un exemple : les sociétés de paris sont désormais impliquées dans les tournois. Je ne veux pas voir des joueurs faire de la publicité pour des sociétés de paris. Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans un environnement qui compte plus de boutiques de paris que d’écoles, mais si les tournois reçoivent cet argent, 50% des revenus devraient revenir aux joueurs. Pour le moment, nous obtenons zéro. Si nous obtenons cet argent, je veux qu’il aille aux joueurs, en particulier les moins bien classés. Moi, je n’ai pas besoin de cet argent. J’en ai beaucoup…
Tu comptes jouer encore combien d’années ?
Je ne me fixe pas de limites. La société vous impose des limites et considère qu’après 30 ans, vous êtes trop vieux. Je ne partage pas cet avis. Tant que je suis en forme et que je reste motivé, je peux continuer à jouer. Pour moi, la retraite sera une décision liée davantage au côté mental et émotionnel plutôt qu’au physique. Est-ce que je m’attendais à 36 ans à gagner trois tournois du Grand Chelem sur quatre ? Non. Quelqu’un a posté une interview de moi qui date d’il y a dix ans et dans laquelle je disais que ma carrière se terminerait à 32 ans. Maintenant, je veux dépasser 40 ans.
En juillet 2023, en finale de Wimbledon, tu t’es fait battre par Carlos Alcaraz, qui incarne la nouvelle génération. Ce genre de défaite, contre un jeune qui monte, ça fait mal à l’ego ?
Non. Normalement, ce genre de matches, comme la finale de Wimbledon, éveille quelque chose en moi. Ils alimentent mon désir de réussir encore plus. Les grosses défaites sont pour moi comme un signal d’alarme, un tremplin : « OK, maintenant je vais sauter encore plus haut. Je vais faire encore mieux ce que je fais. » Regarde ce qui s’est passé après cette défaite à Wimbledon : j’ai gagné tous les tournois auxquels j’ai joué. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que j’étais heureux de perdre cette finale de Wimbledon, car cela m’a permis d’avancer. Et puis Alcaraz est un joueur vraiment unique. Je n’ai joué contre personne comme lui. J’avais évidemment Federer et Nadal, ce sont tous des types de joueurs différents, mais Alcaraz semble tellement mature pour un si jeune garçon… Il est très impressionnant.
N’as-tu pas l’impression que jouer contre un jeune joueur, c’est un peu comme un homme plus âgé qui découvre une nouvelle jeunesse ou une nouvelle énergie en sortant avec une femme plus jeune ?
( Rires ) Je ne pense pas que Carlos va tellement aimer cette comparaison ! Il ne va pas du tout aimer ça, mais nous avons une bonne relation, alors je vais lui dire. Chambrez-le avec ça. C’est drôle ! Donc pour répondre à ta question, dans une certaine mesure, oui… ( Rires )
Propos recueillis par David Walsh