EXCLU – Jean-Louis Étienne : « Si on ne soigne pas la fièvre chronique de la Terre, on se dirige vers une situation climatique irréversible. »
Jean-Louis Étienne a été le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire, en 1986. Infatigable défenseur de la planète, il veut, avec son nouveau projet, affronter les eaux de l’océan Austral fin 2024 pour recueillir des données inédites sur une zone méconnue…
Jessica Pierné : Comment avez-vous eu l’idée de cette expédition?
Jean-Louis Étienne : Mes expéditions ont toujours été la conjonction d’un lieu difficile d’accès, d’une attente scientifique et d’un besoin technologique. Ici, les inconnues sont énormes, car cette région dite des «cinquantièmes hurlants» est un point névralgique où les océans Atlantique, Indien et Pacifique se rencontrent. C’est une plaque tournante climatique où se joue l’avenir de la planète.
Parlez-nous de votre navire…
Pour concevoir mon flotteur géant, je me suis inspiré de la marine américaine, qui avait mis au point dans les années 1960 une plateforme flottante pour écouter les sous-marins ennemis sans faire de bruit pendant la guerre froide. En collaboration avec l’institut océanographique de San Diego et un bureau d’ingénierie naval de Lorient, j’ai imaginé ce vaisseau à vocation scientifique.
Quels sont vos objectifs avec cette mission scientifique ?
On manque encore cruellement d’observations sur cette zone ! Peu de navires s’aventurent dans les eaux de cette région où il est difficile de travailler : quelques missions océanographiques s’y tiennent, presque exclusivement en été, mais lorsque les tempêtes se déchaînent, les bateaux doivent fuir. Alors que c’est précisément en conditions extrêmes que les phénomènes sont les plus importants et les moins bien compris. Notre objectif est de scruter les échanges entre l’atmosphère et l’océan, de répertorier la biodiversité, de calibrer les satellites et de mesurer la pollution.
Vous étiez l’un des premiers à évoquer le réchauffement climatique en évoquant le terme de «fébricule»…
Oui. Je parlais d’une fébricule de la Terre. Sa température normale c’est 37, elle a pris un degré, ça fait 38. Si on ne soigne pas la fièvre chronique de la Terre, on se dirige vers une situation climatique irréversible. Vous savez, je n’aime pas la notion de l’affaire du siècle, je préfère la notion de l’équation du siècle parce que c’est très compliqué de modifier et d’avoir un résultat planétaire.
C’est difficile de financer un tel projet ?
Il faut expliquer aux entreprises l’importance de s’engager sur des projets environnementaux. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ont des objectifs de développement durable. Certains me disent: «Ce qui nous intéresse à travers votre projet, c’est que l’on va montrer aux jeunes qu’on s’engage aussi sur des projets vertueux». C’est un gros investissement. Et si l’État finance la construction, c’est que j’ai réussi à convaincre que la communauté scientifique avait besoin du Polar Pod. Pour l’exploitation, je dois convaincre des partenaires privés, à la fois des mécènes et des sponsors. C’est un travail de pédagogie.
Votre notoriété vous a aidé à trouver des financements ?
Le Polar Pod n’est pas une course, ce n’est pas le Vendée Globe. Donc je dis aux partenaires qu’ils peuvent donner à l’océan sa juste place, car c’est de la science fondamentale que l’on va faire . Ma notoriété et mon expérience me donnent du crédit, mais il faut convaincre, trouver les mots justes, et c’est un long travail !
Vous êtes un exemple. Quels conseils vous avez pour ceux qui veulent suivre vos traces ?
Je n’ai pas eu une scolarité facile. Je n’avais pas les notes pour rentrer en 6e, donc j’ai passé le certificat d’étude primaire avec une formation de tourneur-fraiseur. Puis je me suis intéressé aux mathématiques, j’ai passé le bac et j’ai fait médecine. Après, j’ai fait ce que j’avais envie de faire. Donc mon conseil ? Terminez ce que vous commencez ! Et surtout, résistez à la tentation de l’abandon, car dans la vie, il faut avancer. Parfois, on me dit : « Vous avez la passion », mais la passion, c’est comme le feu : si vous ne mettez pas des bûches, ça s’arrête.
Jessica Pierné et Jean-Louis Étienne